2.2.1 Le management des connaissances en pratique
Qu'est ce que le Knowledge Management ?
Le Knowledge Management, ou  « management des connaissances », est un paradoxe du management. Terme à la mode ? Concept fumeux ? Nom plaqué sur des pratiques finalement assez anciennes ? Force est de constater que ce terme, trouvé par défaut par les auteurs anglo-saxons et développé par les cabinets de consultant, ne fait pas l’unanimité. Karl Erik Sveiby (2001), un des plus anciens consultants dans ce « domaine », le constate : “the conceptual framework of knowledge management is unusual in its ambiguity, extraordinary in its depth, unfathomable in its rapid expansion and – best of all – has no single trademark or copyright owned.”
Alors que faire ? Nous pensons qu’il est nécessaire de continuer à considérer ce terme comme tel et d’en accepter les limites...à condition de ne pas oublier les « onze péchés capitaux » constatés dans le domaine du Knowledge Management relevés par Fahey & Prusak (1998) dans un numéro spécial de California Management Review.
 

1°) Ne pas avoir une compréhension claire et partagée du concept de connaissance
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2°) Mettre l’emphase sur les stocks de savoirs au détriment des flux
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3°) Considérer les connaissances comme un objet gérable indépendamment des cerveaux humains
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4°) Ne pas réaliser que le premier objectif du knowledge management est de créer un sens partagé de l’environnement de travail
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5°) Ne pas accorder d’attention à la dimension tacite de la connaissance
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6°) Instaurer une différence entre les créateurs de connaissance et les gens d’action
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7°) Brider le raisonnement et la pensée
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8°) Se focaliser sur le passé et le présent et non le futur
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9°) Ne pas reconnaître l’importance de l’expérimentation
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10°) Substituer l’interface technologique au contact humain
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11°) Chercher à mesurer la connaissance
Ce dernier point nous semble essentiel pour bien conduire notre réflexion. Rappelons que nous ne cherchons pas à mesurer mais à valoriser la connaissance à travers le management des connaissances.
Nous traitons ici de valorisation et non d’évaluation. La valorisation nous semble une notion plus complète et plus dynamique que l’évaluation. L’évaluation du management des connaissances va se limiter à déterminer la valeur du processus. Au contraire, si l’on se réfère à la définition de la « valorisation », on obtient deux idées fortes :
  • le valorisation permet d’améliorer l’estime que l’on a sur quelque chose ;
  • la valorisation permet d’augmenter la valeur attachée à un bien ou un service.

La valorisation du management des connaissances doit donc permettre d’aboutir à deux résultats :
  • Rendre cette pratique plus accessible et plus crédible aux yeux des managers et des décideurs.
  • Augmenter la valeur des produits et des services générés par cette pratique.

Plutôt que de reprendre la définition d’un auteur, nous nous sommes penchés sur un outil linguistique global, Le grand dictionnaire terminologique français, qui offre depuis 2001 une définition de la gestion des connaissances : Gestion, par des moyens informatiques, des informations significatives qui sont acquises par une entreprise et qui y circulent, ainsi que du savoir-faire développé par le personnel, de manière à créer un système interactif de formation continue qui débouche sur une meilleure qualité des produits et services, ainsi que sur une plus grande compétitivité de l'entreprise. Cette définition, assez large, a le mérite de la simplicité mais elle reste concentrée sur l’aspect informatique et oublie complètement la partie organisationnelle. Suite  aux différentes lectures effectuées, nous proposons la définition suivante :

Nous définissonsle management des connaissances comme un ensemble de modes d'organisation et de techniques degestion visant à favoriser l’identification, la collecte, la catégorisation, le stockage, la diffusion, l’enrichissement, le transfert et la création des connaissances dans l'entreprise.
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Cela se traduit par la mise en place d’un processus de gestion, d’outils et de méthodes permettant de valoriser les connaissances individuelles, inter-individuelles et organisationnelles.
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Ces connaissances sont souvent matérialisées par des documents internes et externes ou des bases de données, mais aussi sous forme de capital intellectuel, de savoir-faire et d'expériences détenus par les collaborateurs ou les experts d'un domaine qui sont à la fois consommateurs et producteurs de celles-ci. Elles se construisent à partir d’une information disponible et intelligible au sein de l’entreprise.

L’enjeu n’est donc plus de gérer l’information de l’organisation mais de gérer son patrimoine de connaissance (Ermine, 2000) pour aboutir à ce que la performance collective soit supérieure à la somme des performances individuelles (Prax, 2000).
Quelle que soit la définition donnée par les auteurs dans ce champs de recherche (chacun ayant la sienne), tous s’accordent à dire que le management des connaissances consiste à capturer, stocker, transformer et appliquer les connaissances dans l’entreprise (Malhotra, 2001).
Le Knowledge Managementdoit permettre d’identifier les connaissances qui ont de la valeur pour l’entreprise; de protéger ces connaissances par des processus de conservation; de les exploiter par leur mise à disposition auprès des acteurs de l’entreprise, leur intégration dans des processus de travail voire par leur commercialisation ; de les développer et en créer de nouvelles pour aller vers l’innovation et une meilleure adaptation à l’environnement (Tarondeau, 1998).
Un mode d'organisation
En fonction de la stratégie suivie, la problématique du management des connaissances peut devenir l’objet d’une fonction spécifique de l’entreprise ou de l’une de ses entités. Apparaît alors une équipe Knowledge Management rattaché à une direction spécifique (par exemple, les Systèmes d’Information chez Lafarge ou Total, les Ressources Humaines chez Danone) ou selon un service transversal (Mc Kinsey, Bain, Siemens). Nonaka & Takeuchi (1995), dans le cinquième chapitre de The Knowledge Creating Company, distinguent alors trois types de mise en place d’un service dédié au Knowledge Management : les deux approches classiques, stratégiques (top down) et opérationnelles (bottom up), et la nouvelle approche, la middle-up-down.
Top-down
L’approche top down, du haut vers le bas, est issu de la division du travail taylorienne et de l’organisation hiérarchique de Fayol. Dans ce cas, le niveau d’implication de la direction est nécessairement très élevé. Elle passe par la mise en place de processus très formalisés de gestion des connaissances et se double d’une utilisation active d’outils de partage d’information (intranets, bases de données, groupware). La personne en charge de la stratégie de la connaissance est alors un CKO (Chief Knowledge Officer) ou un Knowledge Manager en relation avec le comité de direction de l’entreprise. D’autres fonctions comme Directeur du Capital Intellectuel, Directeur de la veille stratégique ou Directeur de gestion des connaissances sont également apparues dans les grandes entreprises. Ce type de politique peut apparaître très contraignante car trop formalisée. Elle se rapproche du management de la qualité par la mise en place des procédures pour la partage de l’information. Elle va donc favoriser l’essor de savoirs codifiés et des modes de conversion de types combinaison et internalisation (Nonaka & Takeuchi, 1995).
Bottom-up
L’approche bottom-up est en complète opposition avec l’approche précédente. L’organisation du management des connaissances n’est plus hiérarchique mais autonome et horizontale. Les connaissances sont crées et partagées au niveau opérationnel et pratiquement pas transférées au reste de l’entreprise. Les communautés de pratiques sont les illustrations les plus probantes de ce type de stratégie. Cette approche permet à l’organisation de développer des connaissances essentiellement tacites et des modes de conversion comme la socialisation et l’externalisation (Nonaka & Takeuchi, 1995).
Middle-up-down
Au contraire, pour Nonaka & Takeuchi (1995), les cadres intermédiaires doivent agir comme des médiateurs de la connaissance en réalisant l’interaction entre les orientations stratégiques de la Direction générale avec l’expérience pratique du terrain. Les deux approches précédentes n’accordent que peu de rôles à ces cadres qui sont au contraire des catalyseurs de la connaissance puisqu’ils se trouvent à mi- chemin entre la logique stratégique et la logique opérationnelle. L’approche middle up down permet l’utilisation de connaissances tant tacites que codifiées et la mise en valeur de tous les modes de conversion proposés par Nonaka & Takeuchi. Robert Reich (1991) met en avant le rôle du « symbolic analyst »  qui identifie et résout les problèmes liées au savoir dans les organisations car c’est à ce niveau d’encadrement que la connaissance tacite, détenues à la fois par les acteurs de terrain et les cadres dirigeants est synthétisée, explicitée et incorporée dans des technologies et des produits nouveaux. Ainsi, les cadres intermédiaires seraient les véritables ingénieurs de la connaissance : middle managers play a key role, acting as « knowledge engineers » within the company (Nonaka & Takeuchi, 1995). Dans le schémas ci- dessous, Henry Mintzberg (1996) nous rappelle que ces cadres intermédiaires sont à la fois un noeud stratégique et un lien horizontal entre les fonctions stratégiques et opérationnelles.
Un processus de gestion
Gérer la connaissance implique la mise en oeuvre d’un contexte qui facilite l’émergence, la diffusion et l’exploitation de la connaissance. Ainsi, depuis une dizaine d’années, des professionnels de l’information ont occupé des postes dont l’objectif est la mise en place de ce processus. Le Knowledge Management est devenu un nouveau processus de gestion.

Un processus se définit comme un ensemble d’activités reliées entre elles par des échanges de produits, de services ou d’informations et contribuant à la fourniture d’une prestation à un client interne ou externe à l’entreprise. Cette prestation peut prendre la forme d’un produit matériel ou immatériel (Lorino, 1997). 
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Le processus de management des connaissances est un processus secondaire, c’est-à-dire ne concourant pas directement à la production. Il est mis en place par un service de support qui s’adresse à des clients internes à l’entreprise.

Il peut être caractérisé par les éléments suivants :
    • il s’adresse à des clients qu’il convient de repérer préalablement
    • il a un caractère permanent, à la différence d’un projet qui est temporaire
    • il est représenté par un enchaînement logique d’activités ou de sous- processus au service du client interne
    • il est dirigé par un responsable qui assure sa bonne marche et est la garant de sa qualité
    • les activités qui constituent un processus KM contribuent à un service final bien identifié s’adressant à des clients qui sont les managers, les salariés, la direction ou les autres services fonctionnels
    • il met en relation de nombreux profils : le CKO, l’éditeur de connaissances, l’administrateur, l’animateur, l’architecte, l’analyste, le broker, les ingénieurs, les experts...Claire Beyou (2003), du groupe de formation CEGOS, a délimité les rôles de chacun dans un service de management de connaissances dans le tableau ci-dessous.
Les différents processus catalogués par Shin & al. (2001) illustrent le caractère hautement contextuel du management des connaissances. En fonction des auteurs, des modèles mais également des entreprises dans lequel ce processus de gestion est mis en place, le management des connaissances peut prendre une forme ou une autre. En pratique, les responsables de ce processus doivent gérer aussi bien un corpus d'informations - aisément traitables par les technologies de l'information adaptées - et, et des connaissances/savoir-faire - nécessitant une bonne gestion des personnes.

Sur la base de nos lectures, nous avons essayé de construire un processus simple de gestion des connaissances sur une image biologique : « le trèfle à quatre feuilles ».

Selon nous, les connaissance ont besoin d’être cultivées par la mise en place d’un management respectant sa nature (elle est principalement tacite et contextuelle). Il faut donc labourer la terre, arracher les mauvaises herbes, arroser en périodes sèches (Wenger & Snyder, 2000) et s’assurer que le trèfle à quatre feuilles soit nourri d’informations utiles et de connaissances actualisées. Le mouvement qui va faire vivre ce trèfle est l’apprentissage de ces éléments. Rappelons qu’un trèfle à quatre feuilles est également un paradoxe de la nature !...sans parler de la chance qu’à une entreprise à développer les quatre feuilles en même temps !
Mon modèle: le trêfle à quatre feuilles
Nous distinguons quatre étapes principales pour gérer les connaissances :

      • L’identification des donnés utiles, des informations utilisables, des compétences collectives déclarées et des connaissances explicites dans l’organisation est le début de ce processus. Ce sont aussi bien des expériences personnelles que des routines organisationnelles existantes. Les connaissances tacites sont alors difficilement identifiables. La socialisation est un moteur important pour rencontrer et trouver les individus souhaitant partager les informations et leur expérience. La motivation des acteurs est un facteur clé de succès.

      • La capitalisation et le stockage de ces éléments par le service KM permet de créer une mémoire ou une bibliothèque de savoir-faire de l’entreprise. La codification est ici extrêmement importante pour réduire la connaissance explicite en un message transférable. La connaissance tacite, elle, est difficilement capitalisable. Cette étape permet également de créer des produits dérivés de la connaissance.

      • La diffusion et le partage des ces éléments collectés aux membres de l’entreprises. En fonction de la stratégie adoptée et de la culture de partage de l’information en vigueur dans la société, le processus peut s’appuyer sur des modes de transmissions physiques ou des outils de diffusion synchrones et asynchrones. La capacité d’attention des employés est ici un élément clé.

      • La création de connaissances est stimulée par l’assimilation de ces éléments par les membres de l’entreprise.

La valorisation des connaissances se situe à l’interaction des étapes du processus et prend forme grâce à la combinaison de ces étapes. Elle peut être quantitative ou qualitative : interviews, retours d’expériences, cas d’utilisation, métriques d’utilisation d’éléments codifiés... La valorisation ne sera donc pas nécessairement financière.

Après avoir défini le management des connaissances, ses objectifs, ses applications et ses modes d’organisation, essayons de « faire vivre » notre modèle et mettons-nous à la place d’un Knowledge Manager (c’est-à- dire un chef de projet chargé de mettre en place un processus de management des connaissances) souhaitant les valoriser.

Nous allons donc à chaque étape nous poser trois questions :

    • Pourquoi doit-on mettre en place cette étape ?

    • Comment la mettre en place ? Quelles sont les initiatives à réaliser sur le plan humain et informationnel ?

    • Comment valoriser ces initiatives aux yeux d’une Direction au sein des trois structures ?

Les différentes idées proposées seront alors ré-organisées dans une matrice classant les initiatives technologiques et humaines en fonction de l’étape du processus et du mode de mise en place (push ou pull).