Le
processus que nous avons défini précédemment à travers limage du « trèfle à
quatre feuilles » est notre modèle idéal pour gérer les connaissances. En sappuyant
sur une stratégie de codification ou de socialisation, elle permet à travers ses quatre
étapes de valoriser les connaissances existants dans une organisation. Le système
dinformation y joue alors un rôle primordial pour accélérer la mis en place de
la
stratégie et créer une mémoire de lorganisation. Toutefois notre modèle présente
de
nombreuses limites. Nous les abordons dans cette partie.
Des
limites techniques
La
limité principale des Systèmes dInformation traditionnels est quils ne prennent
pas en compte la majeure partie de linformation que lentreprise produit et gère :
celle qui nest pas structurée, celle qui nobéit à aucune rationalité
prédéterminée ni
à des traitements standards (Prax, 1997). Avec lapproche de lIntelligence Artificielle,
dont lobjectif était dinformatiser la connaissance humaine et le raisonnement des
experts, le management des connaissances prenait dès son origine une tournure très
technologique. Les limites de ces systèmes sont vite apparues : coût de mise en
oeuvre élevé, complexité à modéliser les connaissances individuelles. Les outils
ne
traitent quun certain type de transformation de connaissances : la combinaison. Ils
ne servent pas à socialiser (qui est du domaine du face-à-face) ou à extérioriser
les
connaissances. Un responsable américain de Gemini Consulting va ainsi jusqu'à
affirmer que ces logiciels ne font que recréer simplement la machine à café ou la
fontaine à eau (Reimus, 1996).
Limportance
de lapprentissage et de la technologie dusage
Aujourdhui,
on ne cherche plus à essayer de faire raisonner les systèmes mais à
embarquer les connaissances dans des outils de diffusion de linformation. La
technologie de l'information devient un outil qui facilite et soutient l'apprentissage.
L'intérêt pour la gestion de la connaissance en tant qu'outil d'apprentissage grandit
et, parallèlement, on se rend compte que de nouveaux types de compétences
informatiques sont nécessaires (Prax, 2000). Pour comprendre les usages des
individus, il est donc nécessaire de réaliser des enquêtes auprès des utilisateurs.
Pour les réaliser, la méthode CEM (Conception à lEcoute du Marché)
développée par
Shiba (1995) est préconisée par des consultants comme Jean Yves Prax. Lidée de
cette approche, utilisée dans le monde de la Qualité Totale, est la suivante : on ne
peut pas demander à des acteurs dexprimer des besoins par rapport à des usages
quils ne connaissent pas encore. Constatant que les utilisateurs définissent souvent
leur besoins en transposant leurs pratiques anciennes, cette méthode sappuie sur
des entretiens en trois parties : le passé (quelles son vos déceptions ?), le présent
(quels sont vos modes opératoires ?) et lavenir (quel est votre outil rêvé ?).
En pratique, les utilisateurs font donc face à plusieurs
difficultés : un excès de
procédurisation, un manque de formation et dengagement vis-à- vis des outils. Les
constats que nous avions avancé dans notre introduction avec les travaux de
Brynjolfsson et Corniou se retrouvent sur ce type de problématique.
Limpossibilité
de gérer toute linformation disponible
Parallèlement à ce constat, les praticiens se sont penchés sur la masse
dinformations disponible dans les Systèmes dInformation des entreprises et
constaté que les entreprises connaissaient une « fausse révolution de linformation ».
Tel lautodidacte de La Nausée de Sartre, qui cherchait à lire systématiquement
le
plus grand nombre de livres en espérant savoir, on a construit des Systèmes
dInformation cherchant à gérer le maximum de ces flots informationnels en espérant
quils aideraient à savoir et à décider (Ermine, 2000). Malheureusement, les
systèmes dinformation stockent une quantité croissante dinformation alors que
le
taux dutilisation réel généralement constaté est très faible. La technologie
dusage a
été oubliée et la prise de décision na pas été optimisé par
ces outils. Ces limites
avaient déjà été soulignées par Gory et Scott-Morton dans les années
soixante-dix.
Contrairement au système dinformation qui sinscrivait dans une logique
daccumulation, la logique du management des connaissances doit être centrée sur
lutilisateur final (Prax, 2000). Dans le schémas ci- dessous, Prax (2000) a représenté
le dilemme de lindividu dans lorganisation confronté à de multiples sources daccès
au savoir. De la connaissance tacite à la connaissance explicite, il peut soit chercher
de linformation (pull), soit en recevoir (push). Le premier périmètre est celui qui
convient le mieux à laction et à la création de connaissances. Le deuxième
périmètre
est celui de lacquisition. Le troisième périmètre est celui de la conservation.
Un
marché des outils très complexe
Lautre
limite soulignée par les auteurs est la tentation de limiter la gestion des
connaissances à la gestion de linformation. Dans un article très éclairant qui
parle de
lui-même (Why Information Technology inspired but cannot deliver knowledge
management ), Richard McDermott (1999) nous rappelle que les outils ne servent
quà être un support et non un produit du management des connaissances. Par
facilité, bon nombre dentreprises ont, en effet, confondu le management des
connaissances et le management de linformation sans sappuyer sur les travaux
académiques. « Flairant » un marché prometteur, la plupart des entreprises
de logiciel
(Microsoft, IBM, Verity, Autonomy, etc...) se sont repositionnées sur cette niche de
marché prometteuse. Il y a trois ans, plus de 1 800 logiciels différents portait
létiquette « management des connaissances » (Beyou, 2003). Par clarifier
la
situation, le commissariat général du Plan et le Laboratoire Stratégie et Technologie
de Centrale Paris ont lancé une étude sur les déterminants de la performance des
outils de gestion des connaissances dans les entreprises françaises. L'objectif de
cette étude est la mise en évidence des principaux déterminants de la performance
des outils de gestion des connaissances à partir dune analyse des modes
dutilisation et de la dynamique dintroduction des outils.
Nous
avons vu que létape de diffusion des connaissances était fortement influencée
par la culture en vigueur dans lentreprise. Dans les organisations, le système
hiérarchique bloque souvent le passage des savoirs explicites de lindividu au groupe
(refus de lexpression individuelle, économie des communications), et empêche la
transformation de savoirs tacites en savoirs explicites (lindividu préférant garder
sa
zone dautonomie). On touche ici à un frein culturel et psychologique. Le manque de
partage de linformation est généralement doublée dun jeu de pouvoir au sein
de
lentreprise. Il est conditionné à la fois par la culture de lentreprise (une entreprise
nord-américaine est plus enclin à avoir une culture de partage quune entreprise
française) et par les ambitions individuelles. Les infrastructures technologiques sont,
ici, daucun secours comme le constate le CIO (Chief Infromation Officer) de Royal
Dutch Shell, Clive Mather: "To capture knowledge you need two things: the enabling
infrastructure must be in place, and you also need the right culture. Building
the
infrastructure is easy compared with building the right culture, and organisations
have not typically had cultures where these intangible qualities of information and
knowledge have been nurtured and revered."
Le manque de temps pour partager ou pour codifier ses expériences
est
généralement la raison pour laquelle un processus de gestion des connaissances
peut être un échec. Philippe Baumard (1995) nous livre le témoignage dun
dirigeant à ce sujet : "Apprendre les techniques d'apprentissage requiert
beaucoup de temps (
) Visiter les autres pour apprendre à propos de leurs
pratiques les plus performantes risque d'être vu comme quelque chose de
bénéfique "quand on aura plus de temps", au lieu d'une activité productrice
de
valeur-ajoutée. Le Directeur Général faisant face à des pertes de parts de
marchés, introduisant un nouveau produit, ou ouvrant une nouvelle usine verra
peut-être ces activités comme, au pire, une perte de temps, ou au mieux, comme
des améliorations qui ne pourront avoir d'impact que quelque part dans le futur.
Si les dirigeants ne mettent pas au clair qu'il s'agit là d'activités dont on ne peut
se passer, elles n'y arriveront pas ". De même, Phlilppe Baumard (1995)
constatait léchec des quarante constructeurs automobiles américains qui
s'engagèrent dans des partenariats avec des constructeurs japonais. Les
premiers avaient tous explicitement adopté une attitude "d'apprentissage
délibéré" par apprendre les pratiques performantes des seconds. Mais cinq
années plus tard, la moitié d'entre eux se plaignaient de " n'avoir rien appris du
tout " , et ce sans que les Japonais, " dans presque la majorité des cas, n'aient
opposé aucune barrière particulière, mais que simplement, les Américains avaient
été incapables d'apprendre aussi bien en tant qu'individus, qu'en tant
qu'organisations ". La complainte des intéressés ? " Beaucoup des savoir- faire
Japonais sont invisibles à l'œil occidental " (Baumard, 1995). Le refus ou la non-
considération de la connaissance tacite est donc un frein très important pour le
développement du management des connaissances car elle entraîne un
apprentissage inefficace.
Essayez
de demander à un patron de PME ses besoins en management des
connaissances... ? Le paradoxe de ce processus de gestion est quil nécessite de
donner plus dimportance au tacite quà lexplicite. Il remet donc en cause le vieil
adage : « on ne gère que ce qui est gérable ». Certaines entreprises
ont même
commencé à retirer cette domination tant elle effrayait les employés.