2.2.4 Les limites de ce processus
Le processus que nous avons défini précédemment à travers l’image du « trèfle à quatre feuilles » est notre modèle idéal pour gérer les connaissances. En s’appuyant sur une stratégie de codification ou de socialisation, elle permet à travers ses quatre étapes de valoriser les connaissances existants dans une organisation. Le système d’information y joue alors un rôle primordial pour accélérer la mis en place de la stratégie et créer une mémoire de l’organisation. Toutefois notre modèle présente de nombreuses limites. Nous les abordons dans cette partie.
    • Les limites du Système d’Information
Des limites techniques
La limité principale des Systèmes d’Information traditionnels est qu’ils ne prennent pas en compte la majeure partie de l’information que l’entreprise produit et gère : celle qui n’est pas structurée, celle qui n’obéit à aucune rationalité prédéterminée ni à des traitements standards (Prax, 1997). Avec l’approche de l’Intelligence Artificielle, dont l’objectif était d’informatiser la connaissance humaine et le raisonnement des experts, le management des connaissances prenait dès son origine une tournure très technologique. Les limites de ces systèmes sont vite apparues : coût de mise en oeuvre élevé, complexité à modéliser les connaissances individuelles. Les outils ne traitent qu’un certain type de transformation de connaissances : la combinaison. Ils ne servent pas à socialiser (qui est du domaine du face-à-face) ou à extérioriser les connaissances. Un responsable américain de Gemini Consulting va ainsi jusqu'à affirmer que ces logiciels ne font que recréer simplement la machine à café ou la fontaine à eau (Reimus, 1996).
L’importance de l’apprentissage et de la technologie d’usage
Aujourd’hui, on ne cherche plus à essayer de faire raisonner les systèmes mais à embarquer les connaissances dans des outils de diffusion de l’information. La technologie de l'information devient un outil qui facilite et soutient l'apprentissage. L'intérêt pour la gestion de la connaissance en tant qu'outil d'apprentissage grandit et, parallèlement, on se rend compte que de nouveaux types de compétences informatiques sont nécessaires (Prax, 2000). Pour comprendre les usages des individus, il est donc nécessaire de réaliser des enquêtes auprès des utilisateurs. Pour les réaliser, la méthode CEM (Conception à l’Ecoute du Marché) développée par Shiba (1995) est préconisée par des consultants comme Jean Yves Prax. L’idée de cette approche, utilisée dans le monde de la Qualité Totale, est la suivante : on ne peut pas demander à des acteurs d’exprimer des besoins par rapport à des usages qu’ils ne connaissent pas encore. Constatant que les utilisateurs définissent souvent leur besoins en transposant leurs pratiques anciennes, cette méthode s’appuie sur des entretiens en trois parties : le passé (quelles son vos déceptions ?), le présent (quels sont vos modes opératoires ?) et l’avenir (quel est votre outil rêvé ?).
En pratique, les utilisateurs font donc face à plusieurs difficultés : un excès de procédurisation, un manque de formation et d’engagement vis-à- vis des outils. Les constats que nous avions avancé dans notre introduction avec les travaux de Brynjolfsson et Corniou se retrouvent sur ce type de problématique.
L’impossibilité de gérer toute l’information disponible
Parallèlement à ce constat, les praticiens se sont penchés sur la masse d’informations disponible dans les Systèmes d’Information des entreprises et constaté que les entreprises connaissaient une « fausse révolution de l’information ». Tel l’autodidacte de La Nausée de Sartre, qui cherchait à lire systématiquement le plus grand nombre de livres en espérant savoir, on a construit des Systèmes d’Information cherchant à gérer le maximum de ces flots informationnels en espérant qu’ils aideraient à savoir et à décider (Ermine, 2000). Malheureusement, les systèmes d’information stockent une quantité croissante d’information alors que le taux d’utilisation réel généralement constaté est très faible. La technologie d’usage a été oubliée et la prise de décision n’a pas été optimisé par ces outils. Ces limites avaient déjà été soulignées par Gory et Scott-Morton dans les années soixante-dix. Contrairement au système d’information qui s’inscrivait dans une logique d’accumulation, la logique du management des connaissances doit être centrée sur l’utilisateur final (Prax, 2000). Dans le schémas ci- dessous, Prax (2000) a représenté le dilemme de l’individu dans l’organisation confronté à de multiples sources d’accès au savoir. De la connaissance tacite à la connaissance explicite, il peut soit chercher de l’information (pull), soit en recevoir (push). Le premier périmètre est celui qui convient le mieux à l’action et à la création de connaissances. Le deuxième périmètre est celui de l’acquisition. Le troisième périmètre est celui de la conservation.
Un marché des outils très complexe
L’autre limite soulignée par les auteurs est la tentation de limiter la gestion des connaissances à la gestion de l’information. Dans un article très éclairant qui parle de lui-même (Why Information Technology inspired but cannot deliver knowledge management ), Richard McDermott (1999) nous rappelle que les outils ne servent qu’à être un support et non un produit du management des connaissances. Par facilité, bon nombre d’entreprises ont, en effet, confondu le management des connaissances et le management de l’information sans s’appuyer sur les travaux académiques. « Flairant » un marché prometteur, la plupart des entreprises de logiciel (Microsoft, IBM, Verity, Autonomy, etc...) se sont repositionnées sur cette niche de marché prometteuse. Il y a trois ans, plus de 1 800 logiciels différents portait l’étiquette « management des connaissances » (Beyou, 2003). Par clarifier la situation, le commissariat général du Plan et le Laboratoire Stratégie et Technologie de Centrale Paris ont lancé une étude sur les déterminants de la performance des outils de gestion des connaissances dans les entreprises françaises. L'objectif de cette étude est la mise en évidence des principaux déterminants de la performance des outils de gestion des connaissances à partir d’une analyse des modes d’utilisation et de la dynamique d’introduction des outils. 

    • L’absence de culture de partage de l’information
Nous avons vu que l’étape de diffusion des connaissances était fortement influencée par la culture en vigueur dans l’entreprise. Dans les organisations, le système hiérarchique bloque souvent le passage des savoirs explicites de l’individu au groupe (refus de l’expression individuelle, économie des communications), et empêche la transformation de savoirs tacites en savoirs explicites (l’individu préférant garder sa zone d’autonomie). On touche ici à un frein culturel et psychologique. Le manque de partage de l’information est généralement doublée d’un jeu de pouvoir au sein de l’entreprise. Il est conditionné à la fois par la culture de l’entreprise (une entreprise nord-américaine est plus enclin à avoir une culture de partage qu’une entreprise française) et par les ambitions individuelles. Les infrastructures technologiques sont, ici, d’aucun secours comme le constate le CIO (Chief Infromation Officer) de Royal Dutch Shell, Clive Mather: "To capture knowledge you need two things: the enabling infrastructure must be in place, and you also need the right culture. Building the infrastructure is easy compared with building the right culture, and  organisations have not typically had cultures where these intangible qualities of information and knowledge have been nurtured and revered."

    • Le manque de temps pour codifier les informations et les connaissances et le refus de l’apprentissage et de désapprentissage
Le manque de temps pour partager ou pour codifier ses expériences est généralement la raison pour laquelle un processus de gestion des connaissances peut être un échec. Philippe Baumard (1995) nous livre le témoignage d’un dirigeant à ce sujet : "Apprendre les techniques d'apprentissage requiert beaucoup de temps (…) Visiter les autres pour apprendre à propos de leurs pratiques les plus performantes risque d'être vu comme quelque chose de bénéfique "quand on aura plus de temps", au lieu d'une activité productrice de valeur-ajoutée. Le Directeur Général faisant face à des pertes de parts de marchés, introduisant un nouveau produit, ou ouvrant une nouvelle usine verra peut-être ces activités comme, au pire, une perte de temps, ou au mieux, comme des améliorations qui ne pourront avoir d'impact que quelque part dans le futur. Si les dirigeants ne mettent pas au clair qu'il s'agit là d'activités dont on ne peut se passer, elles n'y arriveront pas ". De même, Phlilppe Baumard (1995) constatait l’échec des quarante constructeurs automobiles américains qui s'engagèrent dans des partenariats avec des constructeurs japonais. Les premiers avaient tous explicitement adopté une attitude "d'apprentissage délibéré" par apprendre les pratiques performantes des seconds. Mais cinq années plus tard, la moitié d'entre eux se plaignaient de " n'avoir rien appris du tout " , et ce sans que les Japonais, " dans presque la majorité des cas, n'aient opposé aucune barrière particulière, mais que simplement, les Américains avaient été incapables d'apprendre aussi bien en tant qu'individus, qu'en tant qu'organisations ". La complainte des intéressés ? " Beaucoup des savoir- faire Japonais sont invisibles à l'œil occidental " (Baumard, 1995). Le refus ou la non- considération de la connaissance tacite est donc un frein très important pour le développement du management des connaissances car elle entraîne un apprentissage inefficace.

    • L’absence de considération pour ce processus de gestion
Essayez de demander à un patron de PME ses besoins en management des connaissances... ? Le paradoxe de ce processus de gestion est qu’il nécessite de donner plus d’importance au tacite qu’à l’explicite. Il remet donc en cause le vieil adage : « on ne gère que ce qui est gérable ». Certaines entreprises ont même commencé à retirer cette domination tant elle effrayait les employés.