3.2.1 Les applications des méthodes, cas d'entreprises
Au sein de notre typologie nous avons choisi de développer quatre méthodes de valorisation :    
- l’utilisation des récits chez Siemens
- l’évaluation des connaissances par un marché microéconomique avec Hewlett- Packard
- la création de produits dérivés de la connaissance avec Dow Chemical
- l’évaluation des actifs immatériels avec le cas de Skandia
Siemens
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Comment assurer le partage des connaissances dans un groupe mêlant des métiers aussi différents que les télécommunications, l’éclairage, les appareils médicaux, la construction de centrales énergétiques, etc... ? Sous l’impulsion de son PDG, Heinrich Von Pierer, le conglomérat allemand Siemens (460 000 employés !) a entrepris de réaliser des synergies importantes entre les différents secteurs dans lequel il est présent. Albert Goller, directeur du centre e-business de Siemens, résume cette stratégie: “Notre objectif est de construire un réseau étroit de toutes les connaissances et de toutes les expertises de Siemens. Par le passé nous avons eu de grandes difficultés à identifier le savoir-faire dans l’entreprise. Les employés peuvent donc accéder à leurs besoins de connaissances en appuyant sur un bouton, grâce à ShareNet ! Ainsi, un ingénieur de Siemens travaillant sur un projet de développement de moteur à Berlin peut faire appel à l’expérience de son collègue au Canada. Par le passé, ce genre d’information restait bloqué en transit." (Davenport & Probst, 2001)
La stratégie de management du groupe a été explicitée dans un recueil de pratiques rédigé sous la direction de Tom Davenport et Gilbert Probst (2000) : The Knowledge Management Case Book. La stratégie relève avant tout d’une utilisation optimale des récits d’entreprise et, ce, afin de promouvoir les meilleures pratiques réalisées dans le groupe. Par exemple, tout les employés de la branche télécommunication, ICN, sont au courant de l’équipe commerciale malaisienne qui a gagné un appel d’offres important grâce au logiciel ShareNet, un logiciel collaboratif mis en place dans cette branche.
L’utilisation de ShareNet a été cruciale pour asseoir une offre de trois millions de dollars concernant un projet de réseau haut débit pour Telecom Malaysia. Comme le représentant local était peu expérimenté sur ce type d’offre, il utilisa le logiciel de management des connaissances et identifia une équipe au Danemark qui réalisa le même type d’offre. En utilisant l’expertise de l’équipe danoise, l’équipe malaise remporta le contrat. Azman Rahman, chef de projet chez Siemens Malaysia témoigne: “ShareNet was crucial to landing a $3 million contract to build a pilot broadband network for Telekom Malaysia. The local salespeople did not have enough expertise to put together a proposal, but through use of their knowledge management system they discovered a team in Denmark that had done a nearly identical project. Using the Denmark group's expertise, the Malaysia team won the job." Relayé par un effort de communication important (affiches, publicité interne, flyers, séminaires, etc...) ce récit se diffuse très vite chez ICN et ShareNet est vite considéré comme un des projets les plus abouti en matière de management des connaissances. Identifié comme un outil utile par les tous les vendeurs et les représentants commerciaux qui commencent à s’y connecter, Siemens a officiellement attribué une augmentation des ventes de 122 millions de dollars à ce logiciel au bout d’un an. Une autre anecdote se diffuse alors : en Suisse, Siemens remporte un contrat de 460 000 dollars pour construire un réseau de télécommunication pour deux hôpitaux malgré un coût 30% aux offres de leurs concurrents. Pourquoi ? Via ShareNet, des collègues hollandais ont fourni des informations techniques qui ont rendu l’offre plus sûre en réduisant les risques de panne.
L’originalité du système repose sur un système de « points de contribution » que les employés acquièrent dès lors qu’ils prêtent assistance à autrui. Ces points sont attribués en fonction de la quantité mais également de la qualité des contributions. Chaque utilisateur a, en effet, la possibilité de donner un feedback en fonction de la qualité perçue de cette contribution. La qualité du contenu est ainsi assuré par les autres membres de l’entreprise. Ces points peuvent ensuite être transformés en produits maison (ordinateur ou téléphone portable).
Parallèlement à cette solution technique, le groupe Siemens organise une cérémonie des Awards qui récompensent les meilleures pratiques de manière solennelle. Les équipes les plus efficaces et plus inventives sont donc récompensées par le top management.
Ce premier cas illustre l’importance des récits pour cristalliser et communiquer les pratiques de l’entreprise et valoriser les initiatives de management des connaissances. Avec ShareNet, Siemens a réussi à valoriser les pratiques et les usages des employés en diffusant des anecdotes et des histoires auxquels chacun peut se raccrocher. La principale limite de ce système est son coût car il exige la mise en place d’une équipe importante de modérateurs qui rétribuent effectivement les utilisateurs.
Hewlett Packard
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Comment l’entreprise peut-elle convaincre son personnel de l’intérêt d’échanger son savoir ? En le rétribuant nous répondent Wendi Bukowitz et Ruth Williams (2000) à travers l’exemple du système de micro-paiement qui garantit une juste rétribution du partage d’information. Le cas de Siemens que nous venons d’évoquer était basé sur un principe identique, à la différence près que le système de rétribution reposait sur des points. Ici, l’idée de Hewlett Packard est de développer un système de paiement électronique pour tout téléchargement de documents ou consultation de fichiers. Le prix de ce service, peu élevé, serait versé au département ayant fourni l’information, qu’elle émane d’une équipe ou d’un individu (Bukowitz & Williams, 2000). Les services de Hewlett Packard ont accepté de payer ce prix car la structure très décentralisée du groupe obligeait chaque unité à payer une somme fixe d’utilisation des services d’information quelle que soit la fréquence d’utilisation. Dorénavant, le système à la carte permet à l’utilisateur de payer ce qu’il consomme : infos de veille concurrentielle, documentation de projet, meilleures pratiques, etc... Chuck Sieloff, responsable du projet témoigne : « Notre système microéconomique permet de compenser le coût qui incombe aux fournisseurs d’information. De plus, le fait que les utilisateurs soient prêts à payer pour disposer de ces ressources en démontre la valeur et ce, sous forme de chiffrable » (Bukowitz & Williams, 2000).
Le projet est lancé en 1997 et devient opérationnel en novembre 1998. Plus de 90 000 employés se sont vu attribuer une carte de crédit, la NetCard qui retrace les achats et les consultations des propriétaires. Ce système permet de suivre budgétairement la consolidation des comptes entre les filiales du groupe. Les dépenses peuvent s’enregistrer transaction par transaction ou sous forme de forfait, procurant dans ce cas aux abonnés un droit d’accès illimité pendant une période définie (Bukowitz & Williams, 2000).
Grâce à cette méthode, l’apport économique de la contribution sur le réseau est directement quantifiable et permet de justifier le temps passé à documenter ces contributions (ce qui était le frein principal au partage d’information). La valorisation prend donc tout son sens : non seulement ce projet permet d’améliorer la visibilité de l’entreprise sur ses ressources intellectuelles mais il augmente la valeur de ce fonds en abaissant les coûts d’accès (l’utilisateur payant pour ce qu’il consomme). Chuck Sieloff conclue : « En fin de compte, nous situons le mode de financement de ces efforts (ainsi que la démonstration de leur utilité) en dehors des budgets traditionnels. Cela permet vraiment d’ouvrir en grand les vannes du savoir. »
Cet exemple nous semble très intéressant car c’est la seule initiative à notre connaissance qui arrive à valoriser le management des connaissances dans le sens que nous avons défini. Mais il reste limité à une approche purement quantitative et monétaire. De plus, il tend à confondre « connaissance » et « information » et ne permet pas d’appréhender les processus d’apprentissage ou à l’utilisation des connaissances.
Dow Chemical
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Dow Chemical est une entreprise pionnière dans la gestion des actifs immatériels comme les brevets. Dès 1993, elle fut l’une des premières à mettre en place un processus de gestion des connaissances. Son objectif était alors d’améliorer la rentabilité de son portefeuille de brevets. Depuis, elle en a amplement élargi l’envergure, de sorte qu’il englobe aujourd’hui ses marques déposées, ses secrets de fabrication, ses divulgations d’inventions et savoir-faire techniques (méthodes, manuels de formation, références de collaborateurs possédant des compétences d’importance cruciale, etc.) (Bukowitz & Williams, 2000). Le processus se décompose en six initiatives résumées dans le schémas ci-dessous.
Initiative 1 : Portefeuille
L’entreprise compose son portefeuille intellectuel en demandant à chacune de ses unités un état formel de son stock d’actifs incorporels (brevets, secrets de fabrication, savoir-faire...) pour disposer d’un catalogue complet de ses ressources (Bukowitz & Williams, 2000). Cette étape correspond à notre processus d’identification.
Initiative 2 : Classification
Cette activité consiste à organiser les actifs incorporels en fonction de leur valeur, actuelle ou potentielle (Bukowitz & Williams, 2000). Les données relatives à ces actives sont stockées dans une base de données selon une structure bien définie pour en faciliter la recherche et l’extraction. La classification va amener l’entreprise une autre valeur pour les actifs considérés ou déterminer la stratégie par activité. L’évaluation est donc à la fois interne et externe. Ce qui nous semble intéressant dans cette étape est la recherche de potentiels d’utilisation. Comme nous l’avons affirmer dans notre réflexion, l’information n’a pas de valeur en soi et les actifs immatériels n’ont qu’une valeur potentiellement admise. Ce modèle vient donc corroborer notre réflexion.
Initiative 3 : Stratégie
Dow base sa stratégie sur les actifs intellectuels qu’elle possède. L’objectif est donc tirer un maximum de revenus et de chercher comment dégager le plus de valeur possible des actifs existants. L’autre aspect de la stratégie consiste à s’appuyer sur l’Intelligence Economique et plus précisément la veille pour adapter cette stratégie en fonction des mouvements du marché et de la concurrence.
Initiative 4 : Stratégie par activité
L’évaluation est certainement la phase la plus délicate du processus. Les méthodes pratiquées chez Dow ont été développées en partenariat avec le consultant Arthur D. Little. Elles sont baptisées Technology Factor Method TM. Cette initiative a pour finalité d’attribuer une valeur monétaire à des biens intellectuels, en fonction des programmes d’action spécifiques (Bukowitz & Williams, 2000). L’application de ces méthodes aurait fait gagner plus de cent millions de dollars à l’entreprise.
Initiative 5 : Veille économique et technologique
L’entreprise compare ses actifs incorporels aux informations qu’elle parvient à glaner sur les projets de ses concurrents. Cette veille concerne, d’une part, les produits que la concurrence prévoit d’offrir sur le marché et, d’autre part, la technologie qui a abouti à leur conception (Bukowitz & Williams, 2000). Nous avons également défendu cette approche dans notre processus de gestion en insistant sur la nécessité de réaliser un benchmarking des pratiques existantes avec les pratiques des concurrents.
Initiative 6 : Investissement
L’entreprise évalue tout d’abord des ressources ou des capacités extérieures, puis décide soit de les acquérir, soit de les développer de façon interne (Bukowitz & Williams, 2000). C’est la dilemme do or buy.
Le modèle de gestion des actifs intellectuels de Dow est très complet dans sa construction. Il fait intervenir des boucles de feedbacks (avec la veille) en rapport avec le stock de connaissances existantes, ce qui permettent de définir une véritable stratégie de management des connaissances. En reprenant la matrice SDH, nous nous situons dans la zone 1 (voire 3) de la matrice. Avec ce modèle, nous pouvons gérer les actifs à faible dimension humaine. La principale limite de ce modèle est qu’il se propose avant tout de gérer un portefeuille de brevets ou de licences et non un portefeuille de connaissances. Les actifs à forte dimension humaine et à faible spécificité (zone 2 de la matrice SDH) sont donc oubliés.
Skandia
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Les dirigeants de Skandia, principale société de services financiers et d’assurances de Scandinavie, sont partis du constat suivant : la plupart des entreprises ne disposent pas d’outils performants pour gérer les actifs cachés et le capital immatériel. Fruit d’un travail de 4 ans sous la conduite de Leif Edvinsson, alors directeur du capital immatériel de Skandia, l’entreprise a commencé par définir ce que représente ce « capital immatériel » : « Le capital immatériel est la détention d’un savoir, d’une expérience concrète, d’une technologie d’organisation, de relations avec les clients et de compétences professionnelles qui confèrent à une entreprise un avantage compétitif sur le marché » (Skandia). Il comprend les éléments suivants :


Le capital humain : toutes les capacités individuelles, les connaissances, le talent et l’expérience des employés et dirigeants de l’entreprise, l’intelligence et la dynamique de l’organisation en constante évolution ainsi que la créativité et l’innovation de l’organisation.
Le capital structurel : constitué de l’ensemble des systèmes d’organisation (y compris ceux utilisées pour transmettre et stocker les savoirs). Il comprend des facteurs comme la qualité et la disponibilité des technologies de l’information, les bases de données, les concepts organisationnels et la documentation de l’entreprise ainsi que des éléments plus classiques comme les brevets, marques, droits d’auteur, etc. Le capital structurel se décomposent lui-même en trois catégories :
    • Capital organisationnel, regroupe les investissements réalisés par l’entreprise en systèmes, outils et modes de fonctionnement pour accélérer la circulation des connaissances au sein de l’entreprise comme à l’extérieur
    • Capital d’innovation, regroupe la capacité de renouvellement, les résultats de l’innovation sous la forme de licences commerciales, de droits de propriété intellectuelle, etc.
    • Capital de procédé, regroupe les processus d’exploitation qui améliorent l’efficacité de production d’un bien ou d’un service.
    • Le capital client: constitué de toutes les formes de relations d’une société avec ses clients. (L’évaluation des relations avec les clients est dorénavant distinguée de la rubrique « capital structurel » de la version originale)

Pour gérer ce capital immatériel de l’entreprise, Skandia a défini 91 indicateurs composé à la fois de ratios (non-monétaires) et de données brutes (monétaires). Ceci implique que les mesures monétaires se combinent pour produire une valeur du capital immatériel, alors que les pourcentages se combinent pour produire le coefficient d’efficacité du capital Immatériel.
Pour gérer ces indicateurs, Edvinsson & Malone (1997) ont alors mis en place un tableau de bord original : « un navigateur ». Ce navigateur présente de nombreux avantages :
- Ordonner des métriques indiquant la position, le cap et la vitesse de progression de l’entreprise
- Prendre de la distance grâce à des synthèses
- Permettre une lecture simple
Il s’agit de mettre en lumière un processus constant d’accroissement des facteurs de pérennité de l’entreprise et d’enrichissement de ses racines, dans le but d’assurer le maintien de ses flux financiers. Le navigateur permet de lier les différents domaines sous une forme homogène permettant de préciser le rôle du capital immatériel dans l’organisation. Le navigateur souligne que la gestion du capital immatériel va au-delà de la simple gestion du savoir et de la propriété intellectuelle. La gestion du capital immatériel permet un accroissement parallèle du capital humain et du capital structurel (CIGREF, 2000).
Les avantages du navigateur
    • Identifier où se trouve une possibilité de création et d’extraction de valeur. La démarche consiste à étudier en profondeur chacune des cinq dimensions du navigateur afin de constituer un ensemble d’indicateurs destinés à mettre en évidence les forces motrices de l’entreprise de manière dynamique et durable.
    • Amplifier cette valeur par l’interaction et le croisement des capacités jusqu’alors non repérées (nouvelle création de valeur grâce à des connexions et des combinaisons originales). C’est là qu’intervient l’idée de « plate-forme de valeur » qui induit l’idée que les sources du CI doivent agir ensemble et se compléter les unes et les autres.
    • Mettre l’accent sur le flux et les échanges pour permettre aux différents partenaires de l’entreprise de coopérer et d’augmenter leur productivité.
    • Capitaliser sur ce schéma en diffusant ses composantes, en les codifiant, en les recyclant et en les échangeant.

L’approche d’Edvinsson et Malone est donc très proche de celle de Karl Erik Sveiby à la différence près qu’ils ont conceptualisé un outil de pilotage, le navigateur.

Les limites du navigateur

Wegmann (1999) a analysé les avantages et les inconvénients des tableaux de bord stratégiques comme le navigateur Skandia. Il distingue trois limites principales :
    • Le navigateur est basé sur une approche normative. Selon Edvinsson, son concepteur, le navigateur est généralisable à chaque entreprise. Pourtant, il renferme, selon Wegmann, de façon sous- jacente, une certaine vision de l'entreprise.
    • Le navigateur est le fruit d'une démarche de construction analytique, consistant à décomposer la performance de l'entreprise selon une logique déterminée. Or, cette démarche pose problème lorsqu'on recherche un moyen de caractériser de façon synthétique la performance globale de l'entreprise.
    • Le navigateur est orienté selon une problématique de contrôle de gestion. Il ne permet pas de saisir l'influence des comportements humains sur le fonctionnement d'un tel instrument et vice versa.

Le modèle d’Edvinsson et Malone (1997) est certainement le plus complet en ce qui concerne le pilotage des actifs immatériels. Il repose sur un nombre important d’indicateurs permettant de suivre leur évolution. Il est intéressant de constater que le navigateur Skandia est toujours utilisé dans le rapport annuel de l’entreprise. Toutefois, son importance reste relativement limitée dans les documents publiés par l’entreprise. On peut également ajouter que ce type de modèle a été mis en place dans des entreprises où le partage de l’information et la culture de la transparence sont très importants. Il nous semble d’ailleurs très difficile de le mettre en place sans un soutient inconditionnel de la Direction Générale. On voit donc mal ce genre d’outil utilisé dans une approche naissante de management des connaissances.