2.1.1 Management et Connaissances
Qu'est ce que le management ?
Le management est l’ensemble des techniques d’organisation et de gestion d’une entreprise. C’est pour cette raison que nous désignons la gestion des connaissances de manière plus large à travers le terme de Knowledge Management. Ce dernier recoupe non seulement un mode d’organisation mais également des méthodes de gestion.
 

Management = Gestion + Organisation




Knowledge Management =
Gestion des connaissances + Organisation des connaissances


Le management met en oeuvre des outils (plans, politiques, organigrammes, budgets, logiciels...) et des méthodes d’animation, d’information et de contrôle permettant de piloter le fonctionnement de l’entreprise et d’assurer son adaptation aux évolutions de son environnement. L’entreprise est donc perçue comme une institution sociale tout autant qu’économique.
Le mot management a été admis au Dictionnaire de l’Académie française, avec sa prononciation française. Son origine lointaine est le substantif « manager » (celui qui administre et gère un bien) avec la même racine que le mot italien maneggiare (manœuvrer, manier) et le vieux français manège (faire tourner) (Boyer et Equilbey, 1999). 
Qu'est ce que la connaissance ?
Si l’on veut avoir une définition large de la « connaissance », on obtient trois grandes notions à laquelle on peut se rattacher :

    • Une connaissance est une idée plus ou moins complète ou précise que l’on a de quelque chose ;

    • Une connaissance désigne la faculté de connaître, de comprendre ;

    • Une connaissance est le droit de porter un jugement sur quelque chose qui est lié au niveau de connaissance que l’on a de cette chose ;
Ces définitions nous montrent que la connaissance englobe trois qualités nécessaires à son élaboration :
    • des capacités (de jugement, de compréhension)
    • de l’habileté (à utiliser nos capacités)
    • des compétences (qui nous permettent de porter un jugement)
Ces distinctions représentent une première approche du terme « connaissance ». Dans un contexte plus spécifique, celui des organisations, Sanchez, Heene et Thomas (1996) ont proposé la classification suivante :

Les capacités sont des modèles ou des schémas d’actions répétables dans l’utilisation d’actifs pour créer, produire et/ou offrir des produits sur un marché.
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La notion d’habileté est employée pour désigner une capacité face à une situation très spécifique.
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Les ressources sont des actifs tangibles et intangibles, disponibles et utiles, que la firme mobilise pour détecter ou répondre aux opportunités du marché.
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Les compétences représentent l’habileté de la firme à soutenir le déploiement coordonné des actifs dans le but de l’aider à atteindre ses buts. Dans ce sens, « l’habileté à soutenir » est proche de « pouvoir faire quelque chose ». Ce qui signifie que la compétence est plus qu’une connaissance en action. C’est la capacité à combiner des ressources cognitives. Pour Montmollin (1984), c’est un ensemble stabilisés de savoirs et de savoir-faire, de conduites types, de procédures standard, de type de raisonnement que l’on peut mettre en oeuvre sans apprentissage nouveau.
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La connaissance ou le savoir, est un ensemble de croyances détenues par un individu à propos d’une relation de causalité entre des phénomènes. Certains groupes de personnes au sein de la firme partagent le même ensemble de croyances à propos de la même relation causale.
                                       Source : D’après Sanchez, Heene et Thomas, 1996
Nous allons découvrir, dans cette partie, qu’il faut aller au-delà de cette distinction puisque le sens donné à la connaissance dans les sciences sociales varie selon les travaux et les disciplines.
La connaissance dans la philosophie
Les philosophes ont toujours essayé de sonder les facultés de l’homme à connaître son environnement et à se connaître soi-même. Nonaka et Takeuchi (1995) nous le rappellent en préambule de leur ouvrage, The Knowledge Creating Company, l’Université de Berkeley a été fondée par George Berkeley, un philosophe irlandais qui a écrit dès 1710 « Les principes de la connaissance humaine », dans lequel il défend un positivisme pur. Comme un clin d’œil soulignant l’importance de celle-ci dans les sciences humaines, il nous semble nécessaire de rappeler qu’elle est également source de débat depuis des siècles dans la philosophie.

Au temps des Incas, l’appropriation des connaissances se réalisait physiquement puisqu’ils mangeaient le cerveau des défunts pour en retirer leur savoir. Très loin de cette approche primaire, les premiers philosophes se sont penchés sur le statut de la connaissance. Leurs analyses reposent alors principalement sur la séparation cartésienne du sujet et de l’objet. Comment les Hommes peuvent-ils comprendre la réalité ? Comment peut-on en tant que sujet acquérir des connaissances sur un objet ? Cette question a animé le débat entre rationalisme et  positivisme. L’approche rationaliste considère la connaissance comme un produit de la raison humaine. Au contraire l’empirisme se base sur une connaissance issue uniquement de l’expérience des sens.

Rationalisme
Empirisme
La connaissance est obtenue par un raisonnement déductif
La connaissance ne s’acquiert que par l’expérience
PLATON
ARISTOTE
La connaissance est un processus mental a priori.
La théorie des idées : le monde n’est que le pâle reflet du monde des idées. Pour atteindre la perfection de ce monde, seule la raison est possible car les sens sont trompés.
La connaissance est le produit de notre expérience a posteriori.
L’observation est indispensable pour bâtir une connaissance scientifique.
DESCARTES
LOCKE
Le discours de la méthode  est le scepticisme méthodologique : que puis- je considérer sans aucun doute ?
L’esprit humain naît vierge de toute connaissance, c’est une table rase (tabula rasa) qui va se construire par l’expérience
Tableau 3
Une première synthèse a été réalisée par le philosophe Emmanuel Kant (1781). Ce dernier admet que les connaissances proviennent avant tout de l’expérience mais que le phénomène de création et d’acquisition de celles-ci s’accompagne d’un traitement de notre raison de l’expérience vécue. Ainsi, la connaissance, cette faculté de juger,  apparaît si et seulement si notre raison et nos sens, notre rationalisme et notre empirisme, fonctionnent en même temps. Kant montrera l'impossibilité d'une science à l'état pur, d'une connaissance désincarnée, transparente à elle-même, cherchant à décrire le monde tel qu'il est. De même, pour l’épistémologue Gaston Bachelard (1974), la connaissance n’est jamais neutre ou objective. En prenant exemple sur la constitution des connaissances scientifiques, il considère que « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres ». Ainsi toute connaissance a besoin d’être contextualisée.

Dans le prolongement de la critique kantienne, Michael Polanyi (1958, 1966) s'attachera à démontrer que toute forme de savoir suppose une participation subjective du connaisseur et que l'objectivité pure est une illusion, y compris dans les sciences «dures». C’est à ce philosophe (frère de l’économiste Karl Polanyi, auteur de La grande transformation) que nous devons la distinction fondamentale entre la connaissance tacite et la connaissance explicite. Dans une volonté de critique des scientifiques positivistes, ce chimiste de formation, devenu philosophe à la fin de sa vie, considère que les connaissances verbalisables et explicites ne représentent qu'une partie limitée du savoir humain. Ce dernier reposerait avant tout sur l'expérience, sur la perception des sens, sur un mode d'apprentissage implicite difficile à exprimer et qui reste le plus souvent «tacite», ou «inarticulé» pour reprendre le vocabulaire de Polanyi. Le savoir tacite relève ainsi d'une appréhension subjective de la réalité qui échappe au formalisme logique des connaissances scientifiques. Au contraire, la connaissance explicite est transférable et explicable à travers un code, un langage scientifique et technique.
Les connaissances tacites sont donc les plus difficiles à manager et à valoriser. C’est notamment la dimension cognitive de cette connaissance qui dirige la façon dont nous percevons le monde et qui est la plus difficile à articuler.

Pour Polanyi, la connaissance tacite apporte une dimension psychologique post- freudienne amenant le savoir conscient vers un sub- et pré-conscient mode de savoir, expliquant ainsi que l’on en sait plus que l’on peut le dire. C’est l’idée de base de son épistémologie: « we know more than we can tell ».
     
A partir de ce constat, les auteurs en Knowledge Management en ont tiré une distinction capitale qui est la base des travaux dans cette discipline : celle de la connaissance explicite avec la connaissance tacite. Il nous semble nécessaire de rappeler que cette distinction était avant tout épistémologique et qu’elle s’est construite pour répondre à la question philosophique du rapport entre le sujet et l’objet. Ainsi, pour Polanyi, les individus (le sujet) acquièrent des connaissances par une intégration tacite (« indwelling ») de la réalité (l’objet).
Les philosophes ont également souligné la relation entre les connaissances et l’action à travers le courant existentialiste. Pour les auteurs comme Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty, la raison d’être de l’homme est son intention d’agir. Selon eux, tout homme poursuit une fin. Nos connaissances nous permettent alors de poursuivre cette fin selon un contexte donné. Comme le rappelle le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1958), le terme de « connaissances » renvoie à la fois à l’action (la capacité à agir) et à la compréhension (la capacité de comprendre) :  The grammar of the word “knows” is evidently closely related to that of “can” or “is able to”. But also closely related to that of “understands”. But there is also this use of the word “to know”: we say “Now I know” – similarly “Now I can do it !” and “ Now I understand”.
Les dimensions des connaissances
Les philosophes nous ont permis d’appréhender les différents niveaux épistémologiques qui entourent la notion de connaissance. Ils nous enseignent ainsi que si certaines connaissances peuvent être communiquées par la parole ou l’écrit, d’autres sont impossible à transmettre par le langage. Il n’existe donc pas une connaissance mais des connaissances qui nous permettent non seulement de comprendre mais également d’agir. Ganascia (1996) distingue ainsi la « connaissance » des « connaissances » :
- la connaissanced’une chose ou d’une personne vise le rapport privilégié qu’entretient un sujet avec cette chose ou cette personne. Connaître quelqu’un, c’est être capable de se rendre présent à l’esprit sa personne, son visage, sa voix, son caractère, ses manières d’être, d’agir, de se comporter...Connaître une ville, c’est savoir s’y repérer et revoir, en esprit, ses rues, ses maisons, ses églises, ses commerçants, les usages qui y ont cours...Cela recouvre donc la perception du monde extérieur, vision, olfaction, toucher, et sa mémorisation ; cela recouvre aussi la perception de soi-même, de ses actes et de leur reproduction ; la connaissance...est donc centrée sur un individu singulier qui perçoit et agit dans le monde (Ganascia, 1996).
- les connaissances se rapportent au contenu : elles désignent non plus une relation personnelle d’un sujet aux objets du monde qui l’environne, mais ce qui peut s’abstraire de cette relation, pour être retransmis à d’autres individus. Dans cette acceptation, les connaissances relèvent non plus des individus isolés, mais de la communauté des individus, des échanges qu’ils nouent entre eux et de ce qui autorise ces échanges, à savoir signes, systèmes de signes, langues et langages, au moyen desquels la communication devient possible (Ganascia, 1996).
La difficulté à définir la connaissance tient également au fait qu'elle ne recouvre pas un seul domaine d'application. Ainsi, la typologie présentée par Duizabo et Guillaume (1996) distingue trois catégories de connaissances :
  • les connaissances relatives au savoir: elles sont descriptives, statiques, directement utilisables et s'acquièrent en étant informé. L'information est donc le vecteur privilégié de ce type de connaissance.
  • les connaissances relatives au faire: elles sont dynamiques et correspondent généralement à des méthodes ou des procédures. La formation est donc le vecteur privilégié de ce type de connaissance.
  • les connaissances relatives au comprendre: elles résultent de l'enrichissement des connaissances relatives au savoir et au faire obtenu à travers des échanges d'expériences vécues par des personnes différentes, dans des contextes plus ou moins proches. Ces connaissances ne sont pas directement transférables. La communication est donc le vecteur privilégié de ce type de connaissance.

Cette typologie nous permet de réduire le schémas présenté réalisé par Prax (1997) à trois aspects des connaissances : savoir / faire / comprendre. A partir de la distinction « connaissance-connaissances », les auteurs dans le domaine du management des connaissances ont appuyer leur analyse des organisations sur deux dimensions principales :
  • une dimension épistémologique : celle qui oppose la connaissance tacite à la connaissance explicite
  • une dimension ontologique : celle qui oppose la connaissance individuelle à la connaissance collective

La dimension épistémologique
La dimension épistémologique de la connaissance a été explorée lors de nombreuses recherches (Nonaka, 1988 ; Nonaka et Takeuchi, 1995 ; Baumard, 1994, 1996 ; Boisot, 1995, 1998 ; Spender, 1996, 1998 ; Sanchez et Heene, 1997; Zack, 1999). La connaissance y est présentée sous différentes configurations dans la « vie » des organisations (Nonaka, 1988 ; Spender, 1994 ; Boisot, 1995 ; Baumard, 1996). Elle peut être :
  • épistéme (scientifique, explicite et universelle),
  • technè (technique, protégée, sauvegardée),
  • procédurale (savoir-faire, habilité),
  • schème (connaissance liée à la compréhension),
  • évolutive (liée aux mesures et système d’appréciation),
  • cognitive (croyances et valeurs).

L’ensemble de ces configurations est à l’origine d’une classification de la connaissance selon deux dimensions épistémologiques : la connaissance tacite et la connaissance explicite. Nous nous devons d’étudier ces deux dimensions puisque le mode de valorisation sera différent selon la nature de la connaissance.
- Les connaissances tacites
Les connaissances tacites sont définies comme des savoirs intuitifs, non verbalisables et non articulables (Polanyi, 1966). Elles sont spécifiques à un contexte donné et liées aux actions et aux valeurs personnelles, ce qui les rendent difficile à formaliser et à communiquer. Selon Nonaka & Takeuchi (1995), elles contiennent deux dimensions :
  • Dimension technique : le savoir-faire développé par les individus en trouvant des solutions aux problèmes réels et résultant le plus souvent d’expériences.
  • Dimension cognitive : les croyances, les valeurs ou les schémas mentaux qui gouvernent l’action de l’individu.

Cela signifie que la connaissance tacite, comparée à celle explicite ou même à l’information, tend vers une réflexion plus proche de la réalité, fondée sur l’observation. La connaissance tacite va donc déterminer le comportement de l’individu au travail. Selon Dominique Foray (2000), une partie des savoirs demeure tacite soit parce que l’arbitrage avantage/coût n’est pas favorable à la codification, soit parce qu’ils ne sont pas codifiables étant donné l’état des techniques de codification. La connaissance tacite est ainsi un réservoir de savoir, que l’entreprise tendra soit à articuler, soit à maintenir tel quel pour éviter l’imitation (Baumard, 1996).
- Les connaissances explicites
Les connaissances explicites sont transmissibles par un langage formalisé et incluent des symboles et des faits clairs (Kogut et Zander, 1992). En entreprise, elles se situent dans les bases de données, dans les procédures standards ou dans les manuels. Elles sont donc objectivées et souvent codifiables. D’après Cowan et Foray (1998), la connaissance codifiée est assimilée à de l’information (cette position fait débat).
Les connaissances explicites peuvent être transmise sans perte d’intégrité une fois que les règles syntaxiques nécessaires pour la déchiffrer sont connues.
Connaissance Tacite
Connaissance Explicite
 
 
Subjective
Objective
Expérience (usage de nos sens)
Rationalisation (usage de notre raison)
Pratique
Théorique
Difficilement codifiable
Codifiable
Tableau 4
Nonaka & Takeuchi (1995) constatent que dans les entreprises innovatrices, c’est la connaissance contextuelle ou tacite qui peut le mieux se transformer rapidement ou systématiquement en processus informationnel créatif, alors que la connaissance explicite se limite souvent à enrichir le savoir et le savoir-faire sans création ou transformation particulière. La valeur et le volume de la connaissance tacite semblent donc supérieurs à ceux de la connaissance explicite.
Notons que pour Philippe Lorino (2001), les connaissances explicites n’existent pas. Selon lui, la connaissance explicite est un signe, un code produit par l’individu « à propos » de sa connaissance. Ce code, objet manipulable, transmissible, stockable et mobile, ne s’identifie pas à la connaissance. Celle-ci est beaucoup plus complexe qu’un simple code, aussi sophistiqué soit-il (Lorino, 2001).
 
 
Max Boisot (1995) analyse cette dimension épistémologique par les termes de « connaissance codifiée » et « non codifiée », auxquels il associe la dimension d’abstraction. Il se base sur les travaux de Karl Popper qui considère trois mondes dans lequel évolue l’individu :
  • le monde des objets abstraits (Monde 3)
  • le monde des objets concrets (Monde 1)
  • le Monde 2, celui de la conscience humaine, permet de lier ces deux mondes.

L’élément qui détermine la survie des connaissances dans le Monde 3est la nature de l’incubation dans le Monde 2. Celui-ci est caractérisé par le cerveau humain ou par les schémas cognitifs de l’organisation. C’est ce monde qui devient une pré-condition critique de toutes les externalisations.
 
 
Connaissance
Non codifiée
Codifiée
Abstraite
Connaissance artistique
Connaissance scientifique
Concrète
Connaissance esthétique
Connaissance technique
                                           Typologie de Popper, in Boisot (1995)
La codification est un processus qui donne forme aux phénomènes et aux expériences.
La codification effective est en partie liée à l’habileté intellectuelle et à l’observation. C’est elle qui va transformer une connaissance tacite en connaissance explicite et la rendre articulée donc diffusable.
L’abstraction est décrite comme un processus réducteur qui vise à représenter des expériences complexes dans la mémoire. L’abstraction requiert une appréciation des relations de causes à effets qui étend de simples actes à des codifications.
La codification et l’abstraction travaillent généralement en tandem pour faciliter le processus de communication et de diffusion de l’information. Dans un sens, la codification facilite l’abstraction en donnant aux phénomènes des frontières et en rendant les choses plus visibles et manipulables.
 
La dimension ontologique
 
En partant du principe qu’une connaissance peut être partagée entre les membres d’une organisation, la dimension ontologique représente les différents niveaux de la connaissance qui en découlent : l’individu ou le social (Spender, 1996). La notion du social est parfois divisée en sous niveaux : le groupe, l’organisation et les relations entre les organisations(Nonaka et Takeuchi,1995). A cette hiérarchie, il convient d’ajouter la notion de « Communautés de Pratiques » (ou CoP) développée par Etienne Wenger (1999). Le principal problème étudié dans le dimension ontologique est donc le partage de connaissances réalisées entre les individus, les groupes et l’organisation.
- Les connaissances individuelles
C’est l’ensemble des croyances d’un individu, sur les relations de cause à effet entre phénomènes (Sanchez, Heene et Thomas, 1996). Les philosophes se sont intéressés uniquement à ce type de connaissance.
- Les connaissances collectives
Ces connaissances sont celles des organisations ou des groupes de travail. Elles sont stockées dans des règles, des procédures, des routines et des normes partagées. Elle sont aussi appelées connaissances « sociales ». Bill Gates parla du QI de l’entreprise pour souligner le fait que les connaissances organisationnelles sont plus que la somme des connaissances individuelles détenues par les employés. Ce sont principalement les sciences de gestion et les théories de l’organisation qui ont mis en lumière l’existence de ce type de connaissance.
Ainsi, dans l’entreprise chaque individu ou groupe d’individus détient une connaissance particulière face à une problématique donnée.
Les connaissances ne sont donc pas qu’individuelles mais qu’elles sont également collectives. Par exemple, les principes d’organisation, les routines, les pratiques, les schémas de management et les expériences passées sont largement diffusés dans l’organisation et détenus par un grand nombre d’individus.
     Cette diffusion des connaissances se déroule au sein de plusieurs formes organisationnelles : les services fonctionnels (1), les équipes (2), les réseaux (3) ou encore les communautés de pratique (4).
  • Les services fonctionnels (finances, marketing, contrôle de gestion...). Les collaborateurs communiquent entre eux avec des codes et des langages spécifiques à celles-ci. Ces codes ont été développés par la pratique, au sein du service. Par exemple, un employé du service Marketing ne peut saisir toutes les subtilités des connaissances diffusées au sein du service Finances car il n’a pas l’expertise suffisante. L’apprentissage repose sur l’action et l’adaptation et le recrutement est basé sur le diplôme ou l’expérience professionnelle.

 
  • Les équipes (projet). Les connaissances se diffusent temporairement au cours d’un projet. Ce mode de partage des connaissances est rencontré dans les structures matricielles. Les équipes étant inter-disciplinaires, les connaissances et les compétences de chacun se combinent les unes aux autres. C’est l’image de la fertilisation croisée. Les membres de l’équipe agissent réciproquement à travers des routines collectives et des tâches qu’ils doivent réaliser. La diffusion des connaissances est motivée par un objectif commun fixé par le chef d’équipe. Par exemple, le lancement d’un nouveau produit peut nécessiter la création d’une équipe projet dans laquelle un financier, un marketer, un contrôleur de gestion, un designer et un ingénieur devront travailler ensemble. Pour Nonaka & Takeuchi (1995), ces équipes doivent être comprises entre dix et trente individus et, dans chaque groupe, il convient de mettre en évidence deux ou trois éléments essentiels qui possèdent par leur expérience des connaissances stratégiques.

  • Les réseaux(accords de coopération). Les entreprises peuvent échanger des connaissances selon des accords légaux de coopération. Certaines d’entre elles développent des produits en commun pour abaisser le coût de développement. La diffusion de connaissances est ici basée sur la confiance existant entre les deux entreprises.

 
Mode de diffusion de la connaissance
Mode de communication
Mode d’apprentissage
Mode d’intégration au sein du groupe de diffusion
Les services fonctionnels (marketing, finance, RH...)
Communication
Codes et langages spécifiques (« codebook »)
Action et Adaptation
Reconnaissance de la maîtrise de la discipline (diplôme, expérience)
Les équipes (projet)
Complémentarité
Routines (réalisation d’une tâche)
Interactions
Réalisation d’une tâche au cours d’un projet
Les réseaux
(accords de coopération)
Coopération
Réunions formelles et informelles
Echange
La confiance en l’expertise sur un segment, une technologie
  • Les communautés de pratique. Une communauté de pratique est un regroupement informel d’individus ayant en commun un domaine spécialisation précis (Wenger & Snyder, 2000). Elles regroupent des personnes engagées dans la même pratique qui communiquent régulièrement entre eux au sujet de leurs activités. Ses membres partagent leur expérience et leurs connaissances avec une liberté et une créativité qui favorisent l’émergence de nouvelles façons d’aborder les problèmes (Wenger & Snyder, 2000). Version modernisée et organisationnelle des « corporations » du Moyen-Age, ces communautés sont généralement basées sur les compétences de ses membres mais également sur deux principes fondamentaux :
    • l’identité. Elle est construite par les membres de la communauté. Elle est le ciment de la communauté, l’élément qui va assurer l’engagement personnel de ses membres.
    • l’autonomie. La communauté de pratique échappe à la logique contraignante : ses membres s’organisent tout seuls, décident de leurs objectifs et désignent leurs responsables (Wenger & Snyder, 2000). Cette autonomie s’illustre à trois niveaux :
      • l’évaluation de ses  membres. Chacun peut se désigner comme membre mais l’intégration d’un membre est acceptée en fonction de son niveau d’expertise et de son adhésion à la culture de la communauté.
      • le cloisonnement de ses membres. Une communauté de pratique n’échange pas les connaissances développées en son sein en dehors de ses frontières.
      • la création d’un répertoire partagé entre ses membres. Les communautés échangent des connaissances de manière formelle (réunions) ou informelle (discussions). Ils utilisent des outils de communication synchrones (messenger, chat) et asynchrones (e-mail, forums). Généralement, ils développent un jargon uniquement compréhensible par ses membres

Une communauté de pratique ne se pilote pas de l’extérieur. Le dirigeant averti se borne à réunir les bons collaborateurs, à mettre en place des infrastructures propices à l’épanouissement de la communauté et à évaluer son utilité en s’appuyant sur des critères non traditionnels (Wenger & Snyder, 2000).
 
Pour définir avec plus de précision la différence entre les connaissances individuelles et les connaissances collectives, Max Boisot (1995) utilise la dimension d’abstraction qu’il combine avec la notion de diffusion.
Connaissance
Non diffusée
Diffusée
Abstraite
Connaissance ésotérique
Connaissance scientifique
Concrète
Connaissance locale
Connaissance de sujet
                                                      Max Boisot (1995)
Les connaissances ésotériques sont des connaissances détenues par un petit groupe d’individus (ce que nous venons d’étudier avec les Communautés de Pratiques). Les connaissances scientifiques représentent les lois et les règles de la vie et de l’organisation. Les connaissances locales sont les connaissances d’un lieu et d’un temps, à l’utilité sociale limitée. Enfin, les connaissances de sujetreprésentent essentiellement les rumeurs sur un sujet donné.
Vers une définition des connaissances
La connaissance est donc avant tout un problème de représentation puisque chaque individu possède sa propre connaissance : une même information peut être interprétée de manière totalement différente entre deux individus. Chacun se représente le monde à sa manière et cette représentation détermine la façon dont on voit les choses et on aborde les problèmes. Max Boisot (1995) cite le philosophe anglais Andy Clark qui compare cette faculté à un filtre réglable : les « tunable filters ». Selon lui, il existe dans notre tête des filtres inconscients, que l’on règle en fonction de nos intérêts du moment, de notre humeur, de notre concentration, et qui nous permettent de sélectionner l’information que l’on souhaite analyser. Karl Erik Sveiby (1994), quant à lui, désigne ce phénomène de sélection par le terme d’ « infoduction » (réduction de l’information par la connaissance). L’information est réduite par le cerveau pour être organisée et actionnable : Information chaos is being reduced to structure by an individual´s process-of-knowing (Sveiby, 1994). Ainsi, l’information n’a pas de valeur en soi, c’est un véhicule pour notre connaissance. C’est la création de sens (l’interprétation réalisée par l’homme) en vue d’une action potentielle qui va générer la valeur de l’information et ce, grâce à la connaissance des individus et de l’organisation. Or, cette capacité augmente progressivement avec son utilisation : plus on se sert de la connaissance, plus elle est efficace. C’est la base même de l’apprentissage individuel et collectif.
L’information est donc un véhicule pour transférer des connaissances, mais ce véhicule peut être inutile et inefficace lorsque l’on veut partager des connaissances tacites : Information is an attempt to make knowledge explicit, but it gets lost in the translation. It is a very poor vehicle for transferring a capacity to act

(Sveiby, 1994).
Certaines connaissances ne peuvent donc s’acquérir que par l’action et l’expérience.
Philippe Baumard (1996) nous donne une définition complémentaire de  la relation information-connaissance puisque la connaissance est, sur le fond, définie comme « une substance (la matière cérébrale) qui fait l’objet d’un continuum, allant de l’information interprétée (ex : un dessin) jusqu’au non représentable (ex : un pressentiment) »

Nous aboutissons ainsi à notre propre définition de la connaissance. Selon nous, la connaissance désigne la faculté d’un individu à analyser et comprendre une information, selon sa capacité d’apprentissage et sa mémoire, pour l’assimiler et générer une interprétation et une représentation personnelle tacite ou explicite avec l’intention d’agir dans un contexte donné.

Comme le rappelle Jean-François Ballay en préface du livre La gestion du savoir en pratique (2003), la connaissance active se voit dès qu’on observe des personnes compétentes travailler ensemble, communiquer, tester des idées, utiliser des outils de façon intelligente. Elle ne se voit plus si l’on se contente de prendre une photographie pour la classer dans un album ou quand on crée des séparations mentales et physiques. Les dirigeants doivent donc apprendre à laisser le savoir se déployer et apprivoiser une ressource difficile à matérialiser.
La connaissance dans les sciences de gestion
Dans la théorie économique
Si l’on remonte à la genèse des sciences économiques, on constate que le concept de connaissance était  déjà présent dans les travaux de Ricardo et de Smith. Pour eux, la technologie, qui est un produit de la connaissance, constitue le fondement des moyens de production de la firme. Ils reconnaissent le rôle central de la connaissance à la prospérité de la firme et de la nation. Pour ces économistes classiques, la connaissance était perçue comme exogène à l’entreprise.
Un siècle plus tard, Alfred Marshall (1890) affirmait déjà que la connaissance était l’élément moteur de l’activité de production du système économique. Il admis également que la division du travail prônée par les économistes classiques fragmente la connaissance et ne permet pas de la valoriser.
En 1937, l’économiste Ronald Coase considérait que l’entreprise cherche constamment à diminuer les coûts d’accès à la connaissance des besoins du marché et des techniques. Si elle doit supporter normalement ses coûts de fonctionnement, elle va tenter d’économiser sur les coûts d’échange ou de transaction, en particulier sur ceux liés à la fixation des prix. Selon la théorie économique classique, ce sont les marchés qui fixent les prix. On le sait aujourd’hui avec les approches néo-classiques, la réalité est bien plus complexe et coûteuse. Les entreprises doivent trouver des clients et des partenaires sur un marché très concurrentiel, négocier les contrats et assurer un service de qualité auprès de toutes les parties concernées. Ces opérations génèrent des coûts, consomment du temps et sont empreintes d’incertitude, d’autant que les individus peuvent être tentés de faire de la rétention d’information, voire de la déformer. Le constat établit par Ronald Coase (1937) nous permet d’éclairer le point suivant : l’information est un enjeu de pouvoir.
L'utilisation du concept de « compétence tacite » pour comprendre les phénomènes économiques a été également développée par les économistes, en particulier par Hayek (1945), qui s'est attaché à étudier les limites d'un mode de gestion rationnel, technocratique et centralisé. Il constate ainsi l'impossibilité de centraliser les «informations circonstancielles», c’est à dire les expériences acquises par une multitude d'individus : « la connaissance n’existe pas sous une forme concentrée, mais uniquement sous forme de morceaux détenus par de nombreux individus ». Pour Hayek, les informations les plus pertinentes échappent toujours à la mesure et au contrôle administratif car elles sont liées à la «connaissance du temps et de l'espace», laquelle dépend du contexte spécifique de chaque situation...une première approche de la connaissance tacite en somme.
Pour autant les économistes néo-classiques ne cherchent jamais à valoriser cette connaissance qu’ils limitent au savoir explicite lié à la détermination des prix sur le marché. L’approche de la valorisation des connaissances n’est donc jamais défendue par ces auteurs. Seul Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie en 1972, est à l’origine d’une première conception économique de la connaissance.
Pour Arrow (1962) la connaissance a trois propriétés qui font d’elle un bien économique particulier :
    • Elle est non contrôlable. Une personne qui diffuse sa connaissance en est dépossédé sans qu’elle soit rétribuée alors que d’autres peuvent l’utiliser. La connaissance est donc source d’externalités positives. En ce sens, considérer que la connaissance est non contrôlable revient à penser qu’elle est non excluable. Une connaissance, pour prendre de la valeur, doit être enrichie. Pour être enrichie elle doit être diffusée. Cette diffusion va entraîner une perte de contrôle de la part de l’individu. Le savoir n’est donc pas le pouvoir tant que ce savoir n’est pas partagé. C’est un bien public.
    • Elle est non rivale. Une connaissance ne se détruit pas dans l’usage car elle prend de la valeur dans sa diffusion. Par conséquent, le prix d’une connaissance ne peut être fixé puisque son coût marginal est nul.
    • Elle est cumulative. Le mécanisme de création de connaissances est amplifié par le stock cumulé de connaissances disponibles. Plus mon savoir est important, plus je suis capable de créer de nouvelles connaissances.

Arrow a également mis en évidence la valeur ajoutée de l’apprentissage par la pratique (learning by doing). Elle désigne une augmentation de l’efficacité individuelle et organisationnelle par l’utilisation croissante d’un nouveau procédé de production. Il est souvent représenté par la courbe d’expérience associant le coût en travail à la production cumulée avec le procédé en question. Cette courbe est le résultat d’une loi reliant, pour un produit donné, la diminution de son coût de revient unitaire avec l’accroissement des volumes cumulés de production. La notion d’apprentissage avait donc été défrichée par les économistes.

Grâce aux travaux d’Arrow, les économistes considèrent aujourd’hui la connaissance comme un bien économique. Mais sa valorisation est pratiquement impossible puisqu’ils la considèrent comme un bien public qui s’échange sur des quasi-marchés.
Dans la théorie des organisations
Les débats sur les différences entre la connaissance explicite (ou technocratique) et la connaissance implicite (celle liée à l'expérience, à l'apprentissage) ont surtout marqué l'histoire des sciences de gestion avec le développement du taylorisme. Pour Frederick Taylor, l'existence du savoir- faire constitue un obstacle majeur au contrôle des tâches par la direction, qui doit s'attacher à «rassembler cette grande masse de connaissances traditionnelles, l'enregistrer, la classer et dans de nombreux cas, la réduire finalement en lois et règles exprimées même par des formules mathématiques et assumées volontairement par les directeurs scientifiques» (Taylor, 1911). Par l'organisation scientifique du travail, Taylor entend ainsi substituer des méthodes de travail très strictes et codifiées (sous forme écrite) à l'expérience et au métier des ouvriers, considérés comme inacceptables car non scientifiques. Cette appropriation du travail par les dirigeants, renforcée par le développement du pouvoir des experts et l'avènement de méthodes de gestion technocratiques, est en grande partie responsable de l’absence de considération des qualifications tacites des employés. Taylor a donc nié l’importance de la connaissance tacite par une codification scientifique des tâches routinières.  Les catalogues de « meilleures pratiques » (Best Practices), très à la mode dans le monde du management des connaissances, sont donc issus de l’organisation scientifique du travail prônée au début du siècle par Taylor. Plus tard, Fayol, fut le premier à construire une théorie de l'organisation pour les dirigeants : leur travail consiste à planifier, organiser, coordonner et contrôler. Le système standardisé préconisé à cette époque fait aujourd’hui la fortune des cabinets de conseil qui proposent des méthodes « one best way ».
En opposition à la méthode scientifique de Taylor, une femme aurait pu influencer plus grandement les bases des sciences de gestion: Mary Parker Follet. Celle que Peter Drucker a surnommée « la prophète du management », publia, en 1924, Creative Experience dans lequel elle souligne l’importance de la dynamique de coopération et de la créativité entre les employés. Elle a donc découvert l’importance de l’apprentissage et des communautés de pratique...au début du siècle. Face à l’organisation hiérarchique naissante de Taylor et Fayol (qu’elle connaissait parfaitement) elle re-plaça l’individu et ses interactions avec son environnement au coeur des organisations : « it is not a knowledge of his specialty which makes an expert of service to society, but his insight into the relation of his specialty to the whole » (Follet, 1924). Elle a reproché au taylorisme la place trop grande des “ experts ”, le peu d’intérêt porté à la capacité créatrice des employés et les cloisons étanches dressées entre la conception et l’exécution. Elle a aussi rappelé la place prépondérante de l’expérience dans la constitution de la connaissance : « experience is the power-house where purposes and will, thought and ideals, are being generated » (Follet, 1924). Follett a donc été une initiatrice indirecte de l’école des relations humaines. Selon certains professeurs de management, les vues de Follett allaient beaucoup plus loin que celles de Mayo et des chercheurs de Hawthorne .
Un autre auteur en sciences de gestion a influencé la recherche en management des connaissances : le prix Nobel (1978) Herbert Simon. Simon a mis en évidence les capacités limitées des individus dans les organisations avec le concept de rationalité limitée (Simon & March, 1958). Contrairement à l’homo- economicus de Walras, il considère que l’agent économique ne dispose que d’informations imparfaites et de capacités cognitives limitées et repose son analyse sur 3 grandes hypothèses :
    • on ne connaît pas toutes les informations
    • on ne peut pas évaluer les conséquences de tout nos choix
    • on s’arrête à un choix satisfaisant par une fonction de préférence
L’interprétation des informations est donc limitée par les connaissances détenues par les individus. Pour pallier ces limites, ces individus échangent des connaissances au sein des organisations à travers des flux d’information. C’est ce que Karl Weick a étudié dans ses travaux sur le processus de création de sens dans les organisations.
Pour Karl Weick (1995), l’organisation n’est ni une substance, ni une addition d’actions individuelles. Il considère, dans son analyse des organisations, qu’il faut avant tout les percevoir comme des flux d’interaction. Son unité d’analyse n’est donc pas l’individu mais les relations qui vont unir ces individus. Avec une perspective de sociologue issu de l’Ecole de Chicago, Weick étudie le phénomène de création de sens (sensemaking) dans les organisations. Il constate que l’environnement dans lequel évolue les individus est équivoque (« déconcertant » dirait Philippe Baumard !). Pour réduire cette équivocité, ils utilisent leur connaissance pour donner du sens à cet environnement qui les entoure à travers quatre étapes :
1. la variation écologique : l’individu s’attarde sur un stimulus qui attire son attention
2. l’enactment (ou activation) : l’individu va délimiter et construire un sens à ces stimuli et les « mettre en scène » pour créer du sens
3. la sélection : l’individu va prendre cette signification et la considérer comme la plus plausible 
4. la mémorisation (retention) : l’individu va stocker cette explication pour la ré- utiliser ultérieurement en (1)
De son analyse nous en retirons la leçon suivante : dans un contexte de firme processeur de connaissances, il va falloir avant tout valoriser des flux et non des stocks puisque la question de la coordination entre les acteurs est une question centrale. Au delà de la représentation juridique et hiérarchique, les flux d’information et de connaissances ont donc leur logique propre.
Dans la théorie stratégique
Au début du vingtième siècle, des pionniers tels que Taylor ou Fayol ont créé les bases scientifiques du management. Après la seconde guerre mondiale, on a vu foisonner les applications de la recherche opérationnelle aux problèmes de l’entreprise. L’approche du problème est devenue de plus en plus analytique et de plus en plus pratique. Igor Ansoff (1968) constatait alors que « la méthodologie scientifique de la recherche opérationnelle et des théories n’est pas intégralement applicable aux problèmes stratégiques, où elle se trouve mise en défaut sur maints points importants. » Les auteurs en management stratégique ont donc essayé d’apporter une méthodologie nouvelle pour aider les chefs d’entreprise à résoudre les questions de stratégie. Une de ces questions est la connaissance de leur environnement.
Pour Henry Mintzberg (1982), le manager n'est pas une personne qui réfléchit dans le calme et qui prend de grandes décisions de long terme en s'appuyant avant tout sur des systèmes de gestion. Au contraire, son activité est à la fois fragmentée et profondément immergée dans l'action et les relations interpersonnelles sont toujours le moyen privilégié par lequel il s'informe et agit.
Michael Porter (1986) perçoit la dynamique d’acquisition des connaissances comme un phénomène d’adaptation de l’entreprise aux contraintes de son milieu. Il explique que l’appropriation des connaissances est possible, soit en les achetant, soit en les développant. De ce fait, il reconnaît que c’est la matérialisation des connaissances en techniques et en savoir-faire qui constitue la base de la concurrence commerciale. L’entreprise doit aligner ses compétences avec celles qui sont présentes sur le marché, notamment en investissant dans des méthodes et des structures appropriées pour assurer l’alignement stratégique qui conduit à l’avantage concurrentiel. Cette pensée a été la pensée dominante des années quatre- vingt.
Perçu comme une adaptation de la firme à son environnement, le développement stratégique des entreprises n’est plus uniquement basé sur les perspectives statiques d’évolution du couple produit / marché, mais sur le développement lié à l’évolution de leurs ressources et compétences propres (Grant, 1991) afin de mettre en place des stratégies émergentes (Mintzberg, 1982). Pour Chandler (1977), la connaissance est un facteur de production endogène à l’entreprise. Il considère que l’entreprise crée les connaissances qui lui sont nécessaires tout en adaptant les connaissances disponibles à ses besoins. Cette focalisation des entreprises sur leurs compétences a permis le développement d’une nouvelle économie au sein de laquelle le principal facteur de production est la connaissance ou le capital intellectuel (Quinn, 1992). More and more, the productivity of knowledge is going to become, for a country, an industry, or a company, the determining competitiveness factor. In the matter of knowledge, no one country, no one industry, no one company has a 'natural' advantage or disadvantage. The only advantage that it can ensure to itself is to be able to draw more from the knowledge available to all than others are able to do (Drucker, 1993).
Dans la théorie de l'apprentissage organisationnel
A la suite de l’analyse stratégique, les auteurs se sont attachés non plus à suivre l’environnement mais à modifier les facteurs clés de succès de l’entreprise. La pensée stratégique prévalant durant les années quatre-vingt était une stratégie de “dominant”, en ce sens qu'elle s'intéressait essentiellement, de manière implicite, au moyen de construire et de défendre un avantage concurrentiel par rapport à des conditions industrielles données. La problématique s'est donc inversée, pour comprendre plus en détail la construction ou la transformation d'un avantage concurrentiel, et non plus seulement sa défense (Roux-Dufort & Métais, 2002). Les théories de l’apprentissage organisationnel sont apparues à ce moment-là.
L’apprentissage organisationnel peut être défini comme un processus collectif d’acquisition de connaissances potentiellement utiles (Koenig, 1997) et de création de connaissances (Ingham, 1994). Par l’apprentissage, les acteurs, individus et groupes, apprennent, c’est-à-dire inventent et fixent de nouveaux modèles de comportements et de jeux avec leur composantes affectives, cognitives et relationnelles (Crozier & Friedberg, 1977). L’organisation apprenante (Garvin, 1993) devient alors la forme organisationnelle privilégiée. La learning organization est une « entreprise qui sait créer, acquérir et transférer les connaissances, et modifier son comportement pour refléter les nouvelles connaissances » (Garvin, 1993).
Ce phénomène a été étudié par de nombreux auteurs en sciences de gestion sur la base de travaux issus de la psychologie cognitive (voir tableau 1). Les théories de l’apprentissage organisationnelle recoupent une variété de sujets : l’étude de la création et de la modification de routines, l’acquisition de connaissances utiles à l’organisation, la capacité à donner du sens et à interpréter, la détection d’erreurs, etc. (Moingeon & Ramanantsoa, 1999 in Savoir pour agir).
Pour comprendre cette école de pensée, Edmondson et Moingeon (1995) ont réalisé une typologie des travaux concernant l’apprentissage organisationnel et distingué quatre catégories :
      • Les travaux appréhendant le fonctionnement organisationnel comme étant le produit de l’incorporation d’apprentissages antérieurs. Ce sont les expériences passées incorporées sous forme de routines qui vont façonner le comportement de l’entreprise.
      • Les travaux qui s’intéressent à l’étude de l’apprentissage et du développement individuels des membres des organisations. Les auteurs tentent de comprendre comment les acteurs s’adaptent et évoluent au sein des organisations.
      • Les travaux qui cherchent à développer la capacité des entreprises à changer grâce à une participation active et intelligente de tous.
      • Les travaux pour lesquels une entreprise est apprenante si ses membres, ayant pris conscience de la part de responsabilité qui leur incombe, ont modifié leur façon de raisonner.
Le tableau ci-dessous résume ces quatre catégories.
Unité principale d’analyse
 
Organisation
Individu
Visée descriptive
Le fonctionnement organisationnel comme étant le produit de l’incorporation d’apprentissages antérieurs.
> L’individu est influencé par les routines existantes accumulées dans l’organisation (Cyert & March, Nelson & Winter)
> Les routines permettent d’accélérer la descente des courbes d’apprentissage (Wright, Anderson)
L’apprentissage et le développement individuel des membres des organisations
> L’individu est un insider qui acquiert un savoir tacite (Brown & Duguid, 1991)
> L’apprentissage individuel doit être encouragé car il permet d’améliorer le fonctionnement de l’organisation (Stata, 1989)
Visée prescriptive
Développer la capacité des entreprises à changer grâce à une participation active et intelligente de tous
> L’individu doit être au coeur de l’organisation apprenante (people first)
> La culture d’entreprise est un instrument de gestion (Schein, 1992)
Modifier la manière dont les individus raisonnent pour créer des entreprises apprenantes.
> L’individu est source de routines défensives, le dirigeant doit faciliter un raisonnement constructif et non défensif (Argyris & Schön)
> Une entreprise devient un système apprenant si ses membres modifient leurs modèles mentaux (Senge, 1990)
Tableau 4                          Adapté de Moingeon & Edmondson, in Savoir pour agir (Argyris, 1995)
Au delà de cette typologie, force est de constater que ces travaux de recherche ont inspiré et influencé la littérature en Knowledge Management pour la raison suivante : il ne peut y avoir de connaissance sans processus d’apprentissage. A l’inverse, l’apprentissage en entreprise suppose la diffusion des connaissances : cette diffusion est alors particulièrement exposée au risque de décalage entre la théorie évoquée (ce que le détenteur de la connaissance exprime à travers son discours) et la théorie en usage (ce que le détenteur de la connaissance utilise effectivement dans l’action). Ce décalage a été mis en lumière par les travaux de Chris Argyris (1978, 1995) : dans une organisation, l’individu communique aux autres sa « théorie épousée » (espoused theory), mais celle qui gouverne son action est sa « théorie en usage » (theory-in-use), qui peut être incompatible avec la théorie professée.  La théorie en usage correspond à une connaissance commune sur laquelle les opérateurs s'appuient pour travailler.  Ainsi, ce ne sont pas les connaissances individuelles qui sont en jeu dans l'apprentissage organisationnel, mais les connaissances collectées, mobilisées dans l'action (Argyris et Schön, 1978).
Il n’est pas suffisant de promouvoir l’apprentissage organisationnel et les organisations apprenantes si ce n’est pas pour tirer avantage des connaissances acquises (Baumard, 1995). Les entreprises portent un intérêt croissant à l’apprentissage, lequel, tout comme la connaissance, devient un impératif du management et un des éléments essentiels de réussite (Huber, 1991). Les apprentissages individuels doivent être transformés en un héritage collectif, afin que tout employé qui participe aujourd’hui à une tâche s’appuie sur les savoirs acquis par ses prédécesseurs à la même fonction. Pour construire cet apprentissage organisationnel plusieurs moyens sont utilisés. Ces moyens dépendent de la nature des connaissances : explicites ou tacites. La nature de ces connaissances va influencer le choix des moyens appropriés pour la mémoriser et la diffuser au sein de l’organisation ainsi que sa valorisation.

Chris Argyris (1978) constate qu’il existe au sein des entreprises 2 niveaux d’apprentissage :

    • L’apprentissage en simple boucle (single loop learning)

C’est un processus de détection et de correction de disfonctionnement qui consiste à modifier les pratiques pour corriger les problèmes constatés. C’est un apprentissage en simple boucle car il n’est pas nécessaire de remettre en cause les principes qui sous-tendent ces pratiques. On corrige l’action mais on ne remet pas en cause son système de pensée. Cette phase peut s’assimiler à du simple stockage de connaissance tacite ou à  l’accomodation-assimilation de Piaget (apprentissage de l’enfant).

    • L’apprentissage en double boucle (double loop learning)

C’est un apprentissage plus complexe qui est censé se produire lorsqu’un dysfonctionnement ne peut être réduit simplement, sans remettre en cause les principes qui sous tendent ces pratiques. C’est plus difficile mais c’est plus intéressant. Il faut opérer un déplacement cognitif qui, par nature, est difficile à réaliser : l’individu n’aime pas se remettre en cause et remettre en cause ses principes d’action.

L’apprentissage en boucle double d’Argyris (1978) s’inspire de la définition de Bateson (1972) de l’apprentissage de second ordre qui est une correction des alternatives à partir duquel les choix sont faits. Les apports de Grégory Bateson se sont révélés très utiles aux gestionnaires pour mettre en œuvre de nouvelles stratégies susceptibles de favoriser le changement et l’apprentissage.

Selon Bateson, l'individu a besoin d'accéder au niveau 3 d'apprentissage lorsque des contradictions, des inadéquations, des souffrances et des blocages ont été engendrés par des apprentissages de niveau 2. Ainsi, lorsque les apprentissages de niveau 2 deviennent inopérants pour l'individu, sources d'enfermement, d'échecs et d'insatisfactions, celui-ci a besoin d'apprendre à changer ses habitudes acquises par l'apprentissage 2, c'est-à-dire à réorienter ses comportements dans des contextes plus appropriés.

Mais la mise en œuvre de l'apprentissage 3 est beaucoup plus délicate car elle relève d'une ré-interprétation de la réalité et non de l'effort ou de la volonté. En effet lorsqu'un apprentissage de niveau 3 s'est accompli chez un individu, il s'est produit spontanément, involontairement, intuitivement. Il passe par la reconnaissance des principes qui facilitent les changements de cadres de référence. Il s’agit de développer à cet effet un processus réflexif (prise de conscience des modèles mentaux et de leur formation et transformation), fruit d'un recadrage qui, en libérant la dimension créative de l'individu, générera d'autres réponses, plus appropriées. Les créations artistiques, de même que les grandes découvertes scientifiques, relèvent de l'apprentissage 3.

En opposition à l’apprentissage en boucle simple qui consiste pour l’essentiel à modifier des stratégies à l’intérieur d’un cadre de référence et de normes de performance, l’apprentissage en boucle double exige justement une modification de ce même cadre de référence et une réflexion sur la modification de ces normes. Cette forme d’apprentissage résulte le plus souvent d’un conflit entre les théories utilisées et les théories adoptées (Roux-Dufort & Métais, 2002). Apparaissent alors des routines défensives (Argyris & Schön, 1978) qui rendent difficile le changement au sein de l’entreprise. Selon  Nelson et Winter (1982) le terme routine fait référence à un modèle d’activité répétitif pour une organisation entière, ainsi qu’à une compétence individuelle. Les routines permettraient ainsi « idéalement » aux individus de réagir automatiquement. Elles seraient la conséquence d’un ensemble d’apprentissages comprenant les connaissances tacites. 
Ce que nous retenons de ces auteurs est que l’apprentissage représente un coût. Apprendre, c’est s’investir, investir sur soi  sans pour autant connaître les bénéfices de cet investissement. Contrairement aux approches économiques, ces auteurs nous rappelle que la connaissance a un coût, un coût de codification et d’assimilation. Il ne semble essentiel de garder à l’esprit cette idée : l’information n’a pas de coût de marginal, en revanche son assimilation représente un coût de codification pour la transformer en connaissance. A cela s’ajoute un effort de mémorisation qui mobilise les capacités cognitives de l’individu ou de l’organisation.

Coût cognitif de la connaissance = coût de production + coût de transmission (diffusion + apprentissage ou assimilation)

Les travaux de David Kolb (1976, 1984) illustrent ce processus selon un modèle d’apprentissage d’expériences. Son modèle de cycle d’apprentissage à quatre étapes utilise l’expérience, plus que la cognition, comme le stimulus de l’apprentissage. Durant l’apprentissage, l’action et la réflexion forment une partie d’un processus itératif qui mène à de nouvelles possibilités d’action. Cette pensée créative et l’action correspondante impliquent d’abord un processus de désapprentissage, puis l’élaboration d’une nouvelle connaissance par la création de concept qui intègre les nouvelles observations et perspectives dans des idées innovantes, et enfin une utilisation de ces théories pour prendre des décisions et résoudre des problèmes. Les expériences permettent d’apprendre sous certaines conditions. Il faut que celle-ci soit suffisamment variée et riche pour entraîner un apprentissage. Cet apprentissage est rendu possible par la conceptualisation.
Knowledge based view of the firm
De l'approche par les ressources...
En 1959, Edith Penrose constatait déjà que les économistes avaient reconnu l’importance de la connaissance dans le système économique sans pour autant traiter véritablement ce sujet :
”Economists have, of course, always recognized the dominant role that increasing knowledge plays in economic process but have, for the most part, found the whole subject of knowledge too slippery to handle”.
Elle a été l'un des premiers économistes à placer la création de connaissances nouvelles et les capacités d'apprentissage au centre de la constitution et de la croissance des firmes. En conférant à la connaissance une valeur économique, au même titre que toute autre ressource matérielle faisant partie du capital, Edith Penrose a ouvert la voie à une nouvelle théorie économique qui doit placer le savoir au centre du processus de création de la richesse.
Dans The theory of growth of the firm, Edith Penrose (1959) pose les jalons de ce que l’on appelle « la théorie des ressources ». Pour elle, la performance est liée à l’agencement des ressources plus qu’à l’armature ou à leur volume. Il n’y a donc pas de causalité directe entre le volume de ressources et les performances. Nous retiendrons de Penrose la chose suivante : ce qui est important, en terme de valeur, c’est l’utilisation et l’agencement que l’on fait d’un bien et non la quantité disponible de ce bien. Les entreprises qui ont des connaissances supérieures ou qui sont capables de coordonner ou de combiner leurs ressources d’une manière différente et innovante posséderont une valeur stratégique distinctive, source d’avantage concurrentiel (Penrose, 1959).

Elle conçoit la firme, non plus comme un ensemble d’activités, mais comme un ensemble de ressources (Wernerfelt, 1984 ; Grant, 1991 ; Amit et Schoemaker, 1993) que l’organisation mobilise en compétences pour se développer : «La croissance d’une firme est essentiellement un processus évolutionniste basé sur un accroissement cumulatif de connaissances collectives reliées aux objectifs de la firme.» (Penrose, 1959) L’adoption d’une définition de la firme comme un portefeuille de ressources et de compétences modifie les conditions de l’établissement d’un avantage concurrentiel (Barney, 1991). Ce dernier ne réside donc plus d’une position dominante sur un marché ou un segment de marché mais sur la valorisation de certaines ressources, sur les actifs stratégiques (Amit & Schoemaker, 1993).
La connaissance est, dès lors, considérée par les tenants de la Knowledge Based View of the Firm comme la ressource la plus stratégique de la firme. L’habilité à l’acquérir, à la partager et à l’appliquer constitue la capacité la plus importante pour soutenir un avantage concurrentiel (Cohen et Levinthal, 1990). Le management des connaissances devient ainsi une problématique stratégique pour l’entreprise. Cette vision idiosyncrasique de la firme révèle des ressources particulièrement stratégiques nommées compétences clées (Prahalad et Hamel 1990). Celles-ci sont formées à la fois de connaissances, de pratiques et d’attitudes et elles soutiennent le déploiement coordonné des ressources dans une direction stratégique qui permet à la firme d’atteindre ses buts (Grant, 1991). Dans un cadre où le management des ressources est prépondérant, le rôle de la coordination interne est devenu primordial.
...à la firme processeur de connaissances
Dans le prolongement de la théorie des ressources est apparue une vision de la firme processeur de connaissances. Le postulat de la théorie des connaissances est le suivant: l’organisation est un ensemble de ressources dont l’essence vitale est la connaissance. Celle-ci est une ressource « non consommable», c’est-à-dire qu’il est possible de l’utiliser sans l’user. Possédée par la firme, elle est une entité dynamique qui se modifie et se valorise lorsqu’une nouvelle information lui est intégrée. Ces travaux sont d’autant plus intéressants pour notre sujet qu’ ils portent principalement sur la distinction entre le capital physique et le capital immatériel. Ils ont permis de  démontrer théoriquement que la connaissance était une ressource stratégique, tout autant que les compétences et le capital physique.
Le transfert d’intérêt des ressources tangibles vers les ressources intangibles a permis l’émergence de cette nouvelle théorie organisationnelle. Pour se développer, l’organisation doit mettre en place une stratégie de la connaissance (Zack, 1999). L’avantage concurrentiel est principalement lié à une connaissance spécifique de la firme qui apporte une valeur ajoutée aux facteurs de production. C’est la connaissance organisationnelle et l’habilité de la firme àgénérer du savoir qui permettent de définir la théorie de la firme (Spender, 1996).  Cette version de la « knowledge-based view of the firm » (la firme processeur de connaissances) modifie l’effet « top-down » (du haut vers le bas) des anciennes théories de management pour qui les firmes sont des structures hiérarchiques coordonnées par les connaissances supérieures des dirigeants ou par les actionnaires détenteurs de capitaux tangibles (Spender,1998).
Pour Nonaka et Takeuchi (1995) l’essence même de la stratégie devient la création des connaissances. Les organisations sont ainsi définies non seulement comme des systèmes sociaux complexes, mais aussi comme des systèmes d’apprentissage. L’approche par la connaissance (Drucker, 1993 ; Sveiby, 1994; Nonaka & Takeuchi, 1995 ; Spender, 1996) souligne que les managers doivent se focaliser sur sa production, son acquisition, ses mouvements, ses freins et son application (Spender, 1996, 1998). D’après Cowan et Foray (1998), avec la codification, la connaissance est assimilée à un produit. Le management des connaissances a donc été développé pour répondre àces problématiques :
  • la connaissance est une ressource non consommable et il faut se focaliser sur les modes de valorisation de cet actif ;
  • l’organisation doit l’identifier, la codifier, la transférer et la classer.

Dès lors, il faut admettre que les connaissances accumulées se cristallisent sous la forme de biens économiques identifiables et séparables les uns des autres (Pierrat, 2000). Les brevets, en articulant la connaissance tacite d’une technique particulière aux connaissances explicitement maîtrisées, contribue àla préservation du savoir de la firme, voire de développer un « régime d’appropriation » (Teece, 1987). Ces biens, dérivés des connaissances, sont qualifiés d’ « actifs immatériels ».
On peut distinguer cinq types d’actifs :
  • les droits et quasi-droits qui permettent de créer une protection juridique et faire l’objet d’un échange sur un marché,
  • les actifs incorporels matérialisables qu’il est possible de protéger par d’autres moyens et qu’il est possible de céder,
  • les actifs incorporels exploitables qui n’ont aucune existence juridique mais qui sont identifiables et dont l’exploitation permet de dégager des revenus,
  • les structures qui sont liées aux processus et difficilement identifiables,
  • les valeurs incorporelles résiduelles difficilement explicables.

Actif immatériel
Description
Exemples
Les droits et quasi-droits
1.Droits de propriété

2.Droits réglementaires

3.Droits contractuels

4.Quasi-droits
1.Brevets, droits d’auteurs, droits de reproduction, marques, dessins, modèles
2.Quotas, autorisations
3.Contrats commerciaux, financiers, accords, droit au bail, contrats de travail
4.Savoir-faire, secrets de fabrication, procédés
Les actifs incorporels matérialisables
Biens développés par l’entreprise, protégés et cessibles
Programmes informatiques
Bases de données
Technologie
Les actifs incorporels exploitables
Aucune existence juridique mais exploitation financière possible
Fichiers clients
Liste d’abonnés
Réseaux de distribution
Les structures
Structures internes, externes et compétences individuelles
Systèmes d’Information
Relations clients et fournisseurs
Les valeurs incorporelles résiduelles
Ecart entre valeur comptable et valeur réelle
Fonds de commerce
Goodwill
 
Nonaka & al. (2000) introduisent également le concept « d’actifs de connaissances » qui sont les inputs et les outputs du processus de création de connaissances. Pour comprendre comment ces actifs sont créés, acquis et exploités, ils distinguent quatre catégories :
-     Experential knowledge assets : la connaissance tacite partagée et construite à l’intérieur de l’organisation ou à travers les alliances.
-     Conceptual knowledge assets : la connaissance explicite exprimée à l’aide d’images, de symboles, de concepts (les marques, les idées de produit)
-     Systemic knowledge assets : la connaissance explicite regroupée dans des bases de données, des systèmes d’information, des brevets ou des licences.
-     Routine knowledge assets : la connaissance tacite incorporée dans les pratiques de l’organisation (le savoir-faire, la culture, la philosophie de partage de l’information...)
Seule la « connaissance explicite regroupée »(Systemic knowledge assets) est aujourd’hui directement valorisée à travers les quasi-marchés de connaissance et les transferts de technologie ou de bases de données.
     Les actifs basés sur les connaissances possèdent donc différentes natures qui permettent de les valoriser ou non. Duizabo et Guillaume (1996) met en évidence les dimensions de ces actifs en soulignant les limites d’une évaluation purement quantitative. Dans leur matrice SDH (Spécificité – Dimension Humaine), ils positionnent les différents actifs en fonction de la capacité de l’entreprise à les négocier sur le marché (la spécificité) en fonction de la nécessité de recourir ou non à un support humain pour porter et immobiliser cet actif (la dimension humaine).
 
 
Spécificité des actifs
 
 
Faible
Fort
 
 
(Négociable sur un marché)
(Inexistence d’un marché)
Dimension humaine
Forte
Compétences & savoirs tacites
Culture d’entreprise, Savoirs collectifs, Réseaux informels
Location exclusive
Cession impossible
Pas d’évaluation
Acquisition impossible
Faible
Brevets, Marques, Licences, Logiciels, Savoirs explicites
Systèmes d’Information,
Procédures, Réseaux formels
Evaluation,  acquisition ou cession possible
Acquisition ou cession du potentiel
D’après la matrice SDH de Duizabo et Guillaume (1996), on aboutit également à quatre familles d’actifs :
  • Les actifs non spécifiques dans lesquels la dimension humaine est faible. Il s’agit des brevets, des marques, des licences ou encore des savoirs explicites que l’on peut évaluer ou négocier sur un marché (Guilhon et Le Bas les désignant par le terme de « quasi-marché de connaissances »).
  • Les actifs dont l’entreprise sont locataires : les compétences et les savoir tacites. Elles sont de l’ordre de la prestation de service car elles appartiennent exclusivement àl’individu. La location de ces connaissances est assurée légalement par un contrat de travail. Les initiatives permettant de capitaliser les connaissances développées par l’individu le temps de son activité dans l’entreprise permettent de maintenir ces connaissances dans la mémoire de l’organisation. Des mécanismes d’incitation sont alors à mettre en place.
  • Les actifs organisationnels ou structurels comme les Systèmes d’Information ou les procédures possèdent une valeur potentielle pour l’entreprise. Ils ne sont pas explicitement valorisés par les documents comptables de l’entreprise. En cas de rachat, par exemple, il est possible que la valeur apparaisse dans le goodwill.
  • Les actifs dans le dernier cadran sont très difficilement valorisables par le management des connaissances. Il s’agit de la culture d’entreprise, des connaissances collectives et des réseaux informels. Selon les auteurs, ce sont paradoxalement ces actifs qui constituent une part de ce qui fonde la valeur d’une organisation. C’est souvent la disparition d’un de ces actifs qui en prouve a posteriori la valeur. Par exemple, le départ d’un individu est peu préjudiciable pour une entreprise. En revanche, le départ d’une équipe toute entière qui a développé des connaissances collectives spécifiques est très dangereux pour toute organisation. Cette situation se retrouve souvent dans les organisations fonctionnant en mode projet. D’où la nécessité de créer une mémoire de ces projets menés dans l’entreprise.

La matrice SDH ne répond pas véritablement à la problématique de la gestion des actifs immatériels détenus par l’organisation car elle ne propose pas de solutions à envisager et repose sur une vision statique des connaissances. En revanche, elle offre une excellente grille de lecture pour savoir quels types d’actifs immatériels sont valorisables ou non.
Avec cette nouvelle théorie de la firme, nous considérons donc la connaissance comme le capital central des organisations. Mais il existe plusieurs visions des organisations au sein de cette théorie. Von Krogh, Ross et Slocum (1996) distinguent trois grandes épistémologies : une vision cognitiviste, connectioniste et autopoïétique.
 
pséooi
Cognitiviste
Connectioniste
Autopoiétique
Simon (1989)
Kogut & Zander(1991)
Maturana & Varela (1980)
Vision de lL’organisation est un système ouvert qui créé de la connaissance par des représentations du monde extérieur. Ainsi, plus l’organisation va capturer des données et la transformer en information, plus sa représentation de la réalité sera fidèle. C’est pourquoi de nombreux travaux dans cette épistémologie assimilent la connaissance àl’information et à la donnée.
L’organisation génère également de la connaissance par des représentations du monde extérieur mais ce processus de représentation est différent des cognitivistes. L’entreprise est perçue avant tout comme une organisation processeur d’information.
L’organisation est composée d’individus qui traitent chacun à leur manière les données auxquels l’organisation est confrontée. L’organisation est à la fois ouverte aux données qui l’entourent mais fermée aux informations et aux connaissances qui sont interprétées et crées par ses membres. Le  monde extérieur est construit au sein même de l’entreprise, donc il ne lui est pas nécessaire de se le représenter.
Les organisations sont donc un collectif d’hommes qui ont créé un cadre référentiel commun, basé sur une connaissance partagée.
Certains auteurs (McMaster) parlent même de Knowledge Ecology pour souligner le caractère biologique de la connaissance
Pour Von Krogh & al. (1996), l’organisation doit être perçue selon l’approche autopoïétique, comme un ensemble de flux de connaissances : « we suggest that the organization can be seen as a stream of knowledge » (Von Krogh & al., 1996).
 
Karl Erik Sveiby partage cette vision dynamique. Selon lui, la valeur du « capital connaissances » augmente en fonction du nombre de flux d’échanges au sein de cette chaîne de valeur :  in contrast to the value chain, the intangible value in a value network grows each time a transfer takes place because knowledge does not physically leave the creator as a consequence of a transfer. Thus, from an organizational viewpoint the knowledge has effectively doubled (Sveiby, 2001). Il distingue alors trois grandes structures au sein des organisations:
  • La structure interne. La structure interne concerne tout ce qui fait qu’une organisation existe : les brevets, les processus, les routines, les marques, les produits, les systèmes d’information, les murs ou encore le mobilier. Ces éléments sont créés par les individus mais détenus par l’organisation. La culture qui y règne, les jeux de pouvoir et les groupes de pratiques constituent la structure interne. Les services fonctionnels (finance, comptabilité, ressources humaines, les systèmes d’information, etc...) font également partie de cette structure interne.
  • La structure externe. La structure externe désigne les relations de l’entreprise avec les parties prenantes : ses clients, ses fournisseurs, ses partenaires...Ces relations peuvent prendre la forme de joint- venture, de partenariats ou de benchmarking. C’est la réputation de l’entreprise qui va avant tout déterminer la qualité de la structure externe.
  • Les compétences individuelles. Les compétences individuelles sont détenues par les experts, les équipes de vents, les équipes marketing et les chercheurs qui sont en contact avec les clients. Les individus peuvent utiliser leur compétences pour créer de la valeur: en transférant et en transformant leur connaissance dans et hors de l’entreprise.

Ces trois structures inter-agissent les unes avec les autres. Sveiby reprend ici les vues interactionnistes de Karl Weick (que nous avons développées précédemment): structures should be seen as constructed in a constant process by people interacting with each other (Weick 1995). Ces structures sont donc construites socialement par les individus. Elles sont le lieux des échanges et des transformations des connaissances. La valorisation des connaissances se fera alors au cœur de ces trois interactions qui vont créer une valeur intangible (de la connaissance, des feedbacks, des idées...) et tangible (une augmentation du CA, de la fidélité des clients...).